Page:Revue Musicale de Lyon 1905-01-01.pdf/2

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
122
revue musicale de lyon

belle lurette que mademoiselle ne joue plus cette musique-là ! Et M. de Wyzewa, polyglotte et polygraphe, opine de son bonnet de docteur in omni re scibili. Après avoir proscrit du recueil deux sonates (lesquelles ?), qu’il déclare apocryphes (sur quelles preuves ?) « sur les seize autres, dit-il, treize sont des œuvres d’enfance, composées avant que l’auteur fût encore parvenu à la maîtrise de son art. Les fines inventions y abondent, mais l’exécution en est presque toujours un peu enfantine, comme il convient à de la musique écrite par un enfant[1].

En fait, nous savons, soit par ses lettres, soit par le catalogue que Mozart lui-même prit soin d’établir de ses compositions du 9 février 1784 au 15 novembre 1791, les dates de cinq de ces Sonates et de la grande Fantaisie, dont on fait habituellement, en faveur de la tonalité, mais en dépit des dates, le prélude de la sonate en ut mineur. Si vous voulez bien calculer que Mozart était né en janvier 1756, vous reconnaîtrez qu’il avait 21 ans et 10 mois quand il composa, en novembre 1777, pour Mlle Cannabich, qui ne voyait point en lui un enfant, la Sonate en la mineur. La sonate en ut mineur est d’octobre 1784 ; la Fantaisie, de mai 1785 ; l’Allegro de la Sonate en fa, qui commence par un dessin à découvert, est de janvier 1788 ; la Sonate facile, de juin 1788, enfin la Sonate en majeur (6/8) date de juillet 1789. Mozart avait donc, à ces dates, de 28 à 33 ans. Pour un enfant précoce, il aurait été enfant bien tard !

Quant aux autres sonates, le père de Mozart a d’avance et fort bien répondu au reproche du puérilité. Cet excellent homme écrivait de Londres, le 8 juin 1764, avec l’orgueil paternel le plus légitime qui fut jamais : « N’est-ce pas assez que ma fille soit une des plus habiles artistes de l’Europe, quoiqu’elle n’ait que douze ans, et que le magnanime Wolfgang sache tout ce que l’on peut exiger d’un homme de quarante ans. » Et Mozart lui-même a bien joliment écrit, dans une lettre du 30 octobre 1777, à l’occasion d’une séance chez Cannabich : « J’ai cru ne pouvoir me retenir de rire quand on m’a présenté à tout ce monde. Les uns, qui me connaissaient par renommée (en français dans le texte) ont été fort polis et pleins d’égards ; mais les autres, qui ne savent rien de moi, m’ont regardé avec de grands yeux, d’une manière assez ridicule. Ils pensent probablement qu’étant petit et jeune, il ne peut y avoir là rien de grand ni de mûr : ils en auront bientôt des nouvelles. » Gardons-nous de ces regards — et de ces égards… Gardons-nous surtout de ce cercle vicieux : « Mozart ? Étonnant ! Un enfant prodige : à 8 ans, il écrivait comme un homme. » Et puis : « Mozart ? Eh bien ! oui, je ne dis pas non ; un enfant prodige, mais enfant : à 33 ans, il tétait encore… »

Ce poupon génial et persévérant a enfin contre lui encore autre chose, de quoi cette fois-ci je conviens : ses chefs-d’œuvre sont si merveilleusement délicats et purs que la moindre tache, gaucherie ou lourdeur déshonore aussitôt l’interprète. Ce maître des petites mains est l’effroi des plus grands virtuoses. Comptez ceux et celles qui l’osent affronter en public ! Faut-il donc, nous, chétifs amateurs, nous décourager ! que non pas ! Il faut seulement, avec cette humble tendresse qui est la plus sincère parure de l’admiration, faire effort pour bien comprendre. Il ne faut pas faire de ces sonates si riches de musique de simples exercices de doigté, ou se livrer sur elles à un perpétuel déchiffrage. Il faut les étudier, non des doigts d’abord, mais de l’esprit, les lire, les écouter, et puisque Mozart se targuait de ne jamais écrire une note de trop, entendre bien la moindre note.

  1. Téodor de Wyzewa, Beethoven et Wagner, essais d’histoire et de critique musicales, p. 249.