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préfère à la banalité claire l’originalité recherchée et imprévue parfois même un peu déconcertante. Bien différent de tel compositeur adulte il évite soigneusement les effets faciles et n’oppose pas, sans cesse, les forte aux piano, ne fait pas, à tout propos et hors de propos, les cordes se pâmer sous les arpèges des harpes ; il ne cherche pas en un mot à procurer à ses auditeurs ce petit frisson sensuel qui, pour tant de gens, constitue tout le plaisir esthétique. La haute et fière personnalité de d’Indy méprise cet art inférieur ; pour lui, la musique doit être uniquement expressive de sentiments. Et si sa pensée musicale est parfois austère, dans l’enchevêtrement si clair des thèmes qui constituent la trame de l’œuvre, transparaît toujours une émotion intense encore que contenue, et cette émotion que magnifie la richesse d’un coloris orchestral incomparable, les auditeurs de notre ville l’ont nettement et manifestement perçue et ressentie dès la première représentation et surtout au deuxième acte. Elle éclate d’ailleurs dans la conversation de l’Étranger et de Vita, d’abord empreinte de cette mélancolie profonde qui se dégage de toute notre musique moderne tourmentée par le mystère de notre destinée, puis, s’exaltant jusqu’à la passion la plus violente, jusqu’au désir amoureux que proclament tour à tour les deux héros. Et cette émotion est déjà latente dès le début du premier acte quand chante la grande voix de la mer aux caresses mortelles, voix sublime que, selon le mot de Schelley, tous ne comprennent pas, mais que les sages, les grands et les bons interprètent, font sentir ou sentent profondément. Et le Maître comme son héroïne est de ceux qui savent causer avec la nature. Enfin, cette émotion profonde, manifeste à chaque page, étreint l’auditeur dans le magnifique prélude du 2e acte qu’un spectateur facétieux assimilait ironiquement, jeudi, à l’intermezzo des opéras italiens modernes.

Dans cet interlude, page symphonique merveilleusement traitée, se manifeste, avec un caractère de mélancolie intense et de tristesse profonde, le douloureux combat qui se livre dans l’âme de l’Étranger entre son amour pour Vita et son désir de quitter le pays où il a trouvé, pour la première fois, un cœur compatissant à sa peine et comprenant sa haute mission. Et cette lutte entre l’amour respectueux et les idées du devoir produit une impression noble, grave, presque religieuse qui empoigne l’esprit le moins prévenu.

La musique de l’Étranger est accessible à tous, par son extrême simplicité et sa clarté remarquable. L’œuvre est construite tout entière sur un petit nombre de motifs simples et clairs aux développements infinis mais toujours lumineux ; d’autre part le Maître a écrit sa partition de façon à ce que pas une des paroles du drame ne soit perdue pour l’auditeur ; le plus souvent l’orchestre interrompt son commentaire symphonique pour laisser la voix des chanteurs à découvert[1]

Forcé d’abréger ce compte-rendu, écrit hâtivement au sortir de la première de l’Étranger, car les nécessités de la typographie m’obligent à livrer le vendredi à la première heure la copie de la Revue datée du dimanche, je ne dirai rien de la merveilleuse orchestration de l’œuvre de Vincent d’Indy ni de son caractère religieux[2] et me contenterai de passer rapidement en revue l’interprétation lyonnaise de l’œuvre.

Il faut mettre à part Mlle Claessen qui, dans le rôle très difficile et vocalement très dur de Vita, fut excellente d’un bout à l’autre : sa voix solide donna une grande intensité aux invocations à la mer et sur aussi se plier en les inflexions les plus douces. Sa compréhension du rôle fut très intéressante et il nous

  1. Les chœurs et les instrumentistes de la Schola lyonnaise ont pu se rendre compte dernièrement des soins qu’apporte M. V. d’Indy à faire ressortir la voix des chanteurs lorsqu’il dirige un orchestre.
  2. Le thème principal de l’œuvre est extrait d’une antienne de l’office du Jeudi-Saint « Ubi Caritas et amor » Nos lecteurs chercheraient vainement ce texte dans les livres de plain-chant lyonnais ; la liturgie de notre diocèse, différant, comme on sait, de la liturgie romaine ne comporte pas cette antienne chantée à la cérémonie du lavement des pieds (Ad mandatum). Ce thème, représentatif de la mission de l’Étranger, est exposé intégralement au 2e acte comme commentaire aux paroles : « Je sui celui qui rêve… » (partition de piano, p. 119). Il est chanté par les trompettes et les altos tel qu’il est dans l’office catholique, c’est-à-dire dans le mode antique lydien (ton ecclésiastique : tritus plagal vie. Sa première modification après les mots : « Je suis celui qui rêve » (en la bémol) est la reproduction à peu près exacte du 5e verset de cette même antienne : « Et ex corde… » Cf. Liber usualis des bénédictins de Solesmes, p. 321.