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seul, le pittoresque de l’aventure le séduisit quand il affubla d’un manteau éblouissant le noctambule qui symbolise le plaisir de Paris. M. Vincent d’Indy, en nous apportant l’émeraude sacrée, transposant en musique une de ces toiles étranges et attirantes du célèbre peintre munichois Fritz de Uhde[1], a dépassé la vision d’un artiste.

L’attachante figure de Vita parle d’elle-même. Figure d’élite égarée dans la foule, elle peut servir de modèle aux Béatrices[2] modernes et satisfaire même les adeptes du féminisme, si on voit en elle, comme M. de la Laurencie « une incarnation de la femme future à l’action pacificatrice et bienfaisante ; son cœur ensemencé du grain de la Beauté ne sera-t-il pas l’instrument des apaisements tant souhaités ? »

André, le douanier bellâtre, a pour lui la force brutale et la fatuité. L’égoïsme familial caractérise la mère de Vita. Les leit-motiv secondaires qui s’appliquent à eux, et que nous n’avons pas cités pour ne pas allonger cette étude, peignent à merveille leurs physionomies communes et terre à terre et forment un contraste frappant avec les figures idéales de l’Étranger et de Vita.

L’Œuvre est-elle wagnérienne au sens large du mot ? Nous dirons nettement : Oui. Elle l’est par le choix du sujet et l’emploi de ce procédé du leit-motif tombé depuis longtemps dans le domaine public. Cela ne l’empêche pas d’être une œuvre d’allure et d’esprit très français. On sent, à un degré éminent, dans une partition comme celle-ci, la lucidité d’un esprit foncièrement latin. D’autres plus compétents que nous on disculpé M. d’Indy, du reproche de wagnérisme servile et il nous paraît oiseux de tenter ici un plaidoyer dont l’auteur de Fervaal n’a nullement besoin ! Regardez de près cette œuvre si claire, d’un modernisme sincère sans avoir rien d’outrancier, écoutez cet orchestre si sobre et si pondéré[3], qui ne chante même plus la symphonie luxuriante de Fervaal, et vous sentirez la différence qui sépare la partition de d’Indy de telle œuvre wagnérienne dont on voudrait la rapprocher.

Des œuvres pareilles manifestent plus qu’une haute conscience d’artiste : ce sont de véritables actes de foi et le vivant témoignage d’une conviction : à savoir que l’art véritable doit être éducateur. Peut-on rêver scène plus belle moralement et en même plus saisissante que cette page dernière de l’œuvre ou l’Étranger, poussé par son instinct de miséricorde, encore plus peut-être que par un saint désir de rédemption personnelle, va, calme et rayonnant, escorté de l’enthousiaste Vita, au secours du navire en détresse ? Cet héroïque sacrifice de vie rachète une minute d’oubli. Fervaal partait lui aussi au soir de la journée fatale ; il gravissait les pentes de la montagne d’Iserlech, clamant le chant de la vie nouvelle et portant en ses bras forts le corps de Guilhen la bien-aimée. Il montait lentement, glorieux et calme, et disparaissait dans les nuages au milieu des chants mystiques de la nouvelle loi d’amour ; les héros de d’Indy vont tous à l’Infini.

Paul Leriche.
  1. Cf. la Sizeranne : Le Miroir de la vie, essais sur l’Évolution esthétique, la modernité de l’Évangile.
  2. Aux « Associées » aurait dit Lucien Muhlfeld.
  3. L’orchestre de l’Étranger comprend les instruments ordinaires, quintette à cordes, bois par groupes de trois, trois trompettes, quatre cors ; dans le final s’ajoutent au quatuor des cuivres, des trombones à six pistons. Ajoutons à cette liste : harpe, timbales chromatiques, une cloche en mi bémol. Le triangle et les cymbales n’interviennent qu’au 2e  acte.