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qu’une telle échéance semble encore lointaine, et pour tout dire, improbable ! Pour nous, pour nos successeurs immédiats, le génie, gardant son quid divinum, continuera de s’auréoler de mystère, et la pensée qui nous émeut, voilant d’un éblouissement son mécanisme intime, nous restera longtemps encore, toujours peut-être, l’Intangible et l’Insaisissable.

Edmond Locard.

L’Étranger

de VINCENT D’INDY
(suite et fin)

Telle est, dans sa sobriété émouvante, l’œuvre de M. d’Indy. Son symbolisme a fait couler des flots d’encre, mais nous ne sommes pas bien sûrs que les musicographes, avec leurs commentaires subtils, n’aient pas dépassé la pensée du Maître.

Ce qui nous frappe d’abord, c’est l’atmosphère mystique du drame en même temps que sa haute signification philosophique. Si Fervaal, en quelque sorte, était le poème des montagnes, l’Étranger, pourrait être le poème de la mer, de la mer « aux caresses mortelles et à la voix chantante » : dans le domaine moral n’est-il pas aussi le poème de la fraternité ? et les profondeurs d’un cœur charitable « rêvant le bonheur de tous les hommes frères » ne sont-elles, pas comme les abîmes de la mer, insondables ? Le beau thème liturgique qui s’inscrit en tête de la partition épand sa douceur sereine sur toute l’œuvre : en précisant la mission auguste de l’Étranger, il nimbe son front d’une auréole surnaturelle. Et là nous laissons à chacun le soin de préciser le symbole. L’Étranger peut être l’apôtre d’un dogme religieux ou social, une sorte de précurseur ou, plus simplement, puisque l’art est un sacerdoce, quelque chose de saint et d’auguste, la seule chose qui nous rende fiers d’être hommes[1] ; il pourrait personnifier l’artiste aux prises avec la foule dédaigneuse et indifférente. On peut interpréter l’œuvre de façon à satisfaire tout le monde, même les anarchistes, selon le mot piquant d’un commentateur.

L’Emeraude sacrée, symbole tangible de la foi qui illumine le cœur de l’Étranger, souligne le caractère de mysticité du personnage. Son introduction, dans un drame d’allure parfois réaliste, a été amèrement regrettée par plusieurs et, si certains lui firent grâce, c’est uniquement en raison des pages exquises qu’elle inspira au musicien. Cette pierre miraculeuse jetée en pleine réalité accentue, selon nous, le caractère religieux du drame de M. d’Indy et sa signification morale[2]. Elle symbolise les côtés mystérieux et secrets de la vie, et lorsque, projetée dans la mer, elle bouleverse les flots en leur communiquant son intense coloration, elle dévoile le changement produit en l’âme de Vita qui vient de se retremper à une source d’idéale grandeur jusqu’alors inconnue. Révélatrice d’un monde surnaturel, cette gemme paraît être une affirmation du miracle en face de la science positive : la mince partition de l’Étranger voudrait-elle s’opposer au copieux volume d’un Zola ? Le Maître seul pourrait dire si sa pensée fut aussi précise. Mais cette interprétation aurait l’avantage d’expliquer logiquement ce mélange reproché de surnaturel et de réalisme.

Gustave Charpentier, dans sa Louise, fut tenté par un contraste similaire, mais,

  1. L. de la Laurencie.
  2. Voyez partition, page 184 ; il y est indiqué au début de la tempête, l’arrivée des fonctionnaires du pays : maire, instituteurs, députés, gens importants et officiels qui se croient obligés de donner des ordres. Le contraste avec la scène précédente où il est question de l’Emeraude (voir page 133 et seq.) ne semble-t-il pas désiré ?