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cations de l’orchestre. L’intellectualité du personnage est donc supérieure. Au premier acte, Isolde est reine, impérieuse, mais troublée, dominatrice, mais souffrante ; il plane sur tout ce que Mlle Grandjean traduit si bien, un malaise, une inquiétude et comme une fatalité, tous les signes précurseurs enfin d’une catastrophe. Au second acte, dans le nocturne surtout, Mlle Grandjean est femme, uniquement femme, et c’est admirable ; au troisième acte, sa cantilène de mort se revêt de toute la noblesse de l’au-delà entrevu… Voilà une création qu’on n’oubliera pas. Elle marque une date désormais célèbre.

Tristan, c’est M. Alvarez. Malheureusement M. Alvarez n’est pas du tout Tristan. Ce n’est qu’un ténor qui chante avec la plus belle voix du monde. Mais où sont les tortures de l’homme qui, tant il est vaincu par l’amour, reste le victorieux de tout, et qui, brisé lui-même, brise tout autour de lui ? Où est le Tristan anéanti qui, la volonté abolie, veut quand même, au delà du monde, de l’espace et du temps, et qui meurt effondré dans son effort sublime ? Tout cela, j’ai dû le rêver, car hier je ne m’en serais certes pas douté !…

Mlle Féart, qui chante Brangaene, est remplie des meilleures intention, avec des qualités encore un peu embryonnaires. Mais ce qu’elle fait est bien en place, bien indiqué et autorise à concevoir, pour l’avenir, la solide réalisation des promesses actuelles.

Kurwenal, c’est M. Delmas qui, en empreignant le personnage d’une affection mâle et d’un dévouement sensible, lui donne une tendresse éloquente en même temps qu’une grandiose allure.

Gresse est remarquable dans le roi Marke. Il traduit bien la douleur de l’homme, plus affecté de la trahison de son fidèle Tristan que de la faute d’Isolde. Et c’est toute la hauteur et la noblesse d’un personnage qui ne fut parfois ridicule que par la faute d’interprètes inintelligents. M. Cabillot, dans Mélot, se montre d’une bonne netteté wagnérienne.

Le reste sent l’Opéra beaucoup plus que le drame lyrique.

Et l’orchestre, dont le rôle est si prépondérant ? Ah ! cet orchestre, comme je voudrais pouvoir en dire du bien ! Ils sont-là quatre-vingts qui ont du talent comme cent soixante, mais ils ont de la compréhension wagnérienne comme huit. Certes, c’est fort bien joué au point de vue de la note écrite, et la qualité du ton est merveilleuse ; seulement, ce n’est pas cela du tout ! Un motif conducteur est, sans doute, destiné à guider l’auditeur ; pour le guider il faut que, se détachant à propos de la masse orchestrale, il dise à cet auditeur ; « Me voici ; suis moi. » Or, ce motif, à moins de le savoir d’avance, jamais on ne le perçoit ! En sorte que, pour qui connaît l’œuvre, la soirée se passe à la recherche de phrases typiques, devenues insaisissables, et, pour qui ne la connaît pas, à perdre son temps en essayant de la comprendre. Fâcheux dilemme !

M. Taffanel nous donne ici le résultat du labeur le plus acharné et le plus méritoire auquel il n’a manqué que l’idée directrice indispensable : le sens de l’art de Wagner.

À l’orchestre comme sur la scène, la frénésie de passion est absente. Or, si dans Tristan et Isolde la passion fait défaut, que reste-t-il ? Un fort bel opéra à la place d’une œuvre unique. »

Nous devons ajouter que tous les critiques, s’ils déclarent médiocre l’interprétation générale de Tristan, ne manifestent pas pour Mme Grandjean l’enthousiasme du wagnériste de M. Kerst et plus d’un, comme M. Gaston Carraud, l’excellent critique de la Liberté, regrette que l’Opéra, sur les indications formelles de Mme Cosima Wagner, ait préféré Mme Grandjean à Mme Bréval « la plus belle Isolde et la plus adorablement personnelle que l’on pût entendre aujourd’hui. »

Notons encore, pour bien indiquer l’impression d’ensemble de la soirée, cette opinion de M. Carraud : « Je n’aurais jamais cru que je pourrais un jour m’ennuyer à Tristan… L’ennui a été ferme, copieux, de sept heures trente à minuit dix… »