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les mers. Où donc t’avais-je vue avant de te connaître ? Où donc ? demandais-tu ; mais partout ! Dans les lourds soleils d’Orient, dans les blancs océans du pôle, dans les aurores et sur les lointains sommets, dans les forêts aux sourds ombrages, dans les rythmes chanteurs du vent, partout je t’ai trouvée, partout je t’ai aimée, car tu es la pure Beauté ! car tu es l’immortel Amour ! … Ma destinée est étrange. Alors que de toute mon âme je cherche à faire des heureux, partout où je porte mes pas je trouve le mépris et la haine… Un seul être, un seul, une femme m’a regardé d’un regard consolant ; à cet être adoré il faut que ce soit moi qui apporte trouble et peine.

(Il ôte son bonnet de laine et regarde longuement l’émeraude qui y est fixée et qui scintille presque surnaturellement).

Vois cette pierre de miracle. Elle brillait jadis à l’avant de la nef qui porta le ressuscité, l’ami de Jésus, notre Maître, et sans barre, sans voiles, sans rames, aborda sûrement au port des Phocéens. Par cette pierre de miracle, une volonté droite et ferme peut s’imposer aux vents et à la mer ! Par elle j’ai sauvé maint navire en détresse : par elle j’ai tiré du péril bien des pêcheurs et bien des matelots, par sa vertu sacrée j’ai calmé des tempêtes ! Mais aujourd’hui la tempête qui gronde en mon sein, la tourmente d’amour qui me torture, nul talisman ne pourra jamais l’apaiser ! Je t’ai aimée, ô vierge et je t’ai désirée, et malgré moi je te l’ai dit ! Contre tout devoir j’ai troublé ta jeune âme, la passion fut plus forte que moi ! Vita ! Vita ! Je t’aime je te désire encore : voilà pourquoi je dois partir ! voilà pourquoi la très sainte religion ne m’est plus rien désormais, car j’ai perdu tout pouvoir sur moi-même, sur mes sens et sur ma volonté. Voleur de cœur, j’ai commis l’injustice ! J’ai démérité ! Enfant conserve cette pierre, en souvenir de celui qui rêve, en souvenir de celui qui aime et qui jamais ne saurait oublier ta bonté, ta beauté, ta claire jeunesse. … Adieu Vita, par toi j’aurai connu un instant le bonheur… Par toi, j’aurai souffert le suprême malheur… Souviens-toi, ô Vita, ce fou de la mer, souviens-toi de l’Étranger sans nom, qui passa près de toi et qui comprit un jour la beauté de ton âme : adieu !

L’Étranger s’éloigne lentement, et Vita, reste seule, adjure l’Océan.

Ô mer, ô mer, sinistre mer aux colères charmeuses, ô mer, ô mer… très douce mer aux caresses mortelles entends-moi ! entends-moi !… Je jure que ma vie est à lui pour toujours ; je jure qu’il emporte avec lui mon âme ; je jure que mon corps de vierge, toi seule ô mer tu le posséderas !…[1]

Au sein des flots elle jette l’Emeraude sainte. La tempête, qui menaçait jusqu’alors, éclate violemment. Les groupes de pêcheurs se forment sur la jetée, inquiets du sort d’une de leurs barques, l’Artémise, qui n’est pas rentrée au port[2]. Dans toute sa fureur fait rage la tempête[3] quand l’Étranger descend en scène un câble enroulé autour du corps et cri d’armer le canot.

Malgré la foule qui veut l’arrêter, l’Étranger s’avance et répète son ordre impérieusement. Il demande l’aide de quelqu’un : pas un pêcheur ne bouge, mais Vita s’élance à sa suite heureuse et enthousiaste : « Attends-moi, je vais avec toi, je t’aime ! » L’Étranger la reçoit : ils s’étreignent silencieusement puis tous deux désenlacés marchent vers la mer, s’éloignant par les degrés de la coupée du môle. Au fond de la scène la foule groupée suit les péripéties du drame. Les sauveteurs sont près de la barque en perdition quand une vague gigantesque s’abat sur la jetée soudaine et les engloutit.

La foule terrifiée recule jusqu’aux premiers plans, les femmes se jettent à genoux se voilant la face. Puis une accalmie se produit et au milieu du silence général un vieux marin ôte son bonnet

  1. Un thème purement harmonique a surgi désignant, semble-t-il, la fascination exercée par l’Océan. Des chœurs placés dans la coulisse font ici une sorte d’appoint instrumental à l’orchestre.
  2. Scène coupée habituellement : André arrive et essaie d’obtenir de Vita des explications au sujet de la non-publication des bans : il lui offre un collier d’argent mais devant son silence obstiné, André se fâche et s’éloigne furieux.
  3. Un dessin très caractéristique des contre-basses s’applique dans tout le drame à l’idée de tempête.