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Richard Wagner portait en lui, en l’immensité pensive de son génie, cette dualité une, exquise et funèbre, infinie, l’Amour et la Mort. Et, en même temps qu’énorme, cette conception est accessible à tous.

Les sublimes cœurs s’y reconnaissent ! les cœurs humbles sentent qu’elle ne leur est pas étrangère. Elle tourmente, charme, déchire, enchante les âmes mêmes qui sont incapables de s’y égaler longtemps. Pas une femme, pas un homme qui, aimant — et si l’homme et la femme n’aiment point, à quoi sert qu’ils vivent ou meurent ? — n’aient eu instant de l’éternité délicieuse et tortureuse de Tristan et d’Isolde. Quiconque aime a voulu mourir, pour aimer davantage ! — Voilà pourquoi la merveille de Tristan et Isolde m’a toujours semblé si fraternel à la race française où triomphe plus qu’en aucune autre la passion avec sa sublimité et ses maladies. Esprit, cœur, sens, tout notre être est pénétré, envahi par cette douce et formisable éruption d’amour ! Et toujours, comme naguère, comme ce soir, elle nous enchantera, nous torturera, nous affolera. Étonnement des penseurs, enthousiasme des artistes, elle dominera par l’amour, toute la multitude ; fervente ivresse des simples, morphine des détraqués.

La fin du Wagnérisme

M. Alfred Bruneau, dans le Matin, à l’occasion de la première de Tristan et Isolde, nous fait connaître sa manière de penser sur un nouvel état d’esprit des musiciens, assez général aujourd’hui :

« On nous répète constamment que le wagnérisme agonise chez nous ; que notre public, fatigué, dégoûté des solides et substantielles nourritures polyphoniques, dévorées goulument, n’aspire plus qu’à grignoter, du bout des dents, de délicats et subtils repas harmoniques, de légères et fines pâtisseries instrumentales ; que nos jeunes compositeurs, humiliés de subir un joug trop lourd, trop terrible, et cherchant d’autres maîtres, négligent les rudes leçons du tyrannique colosse autour de qui le désert se fait… J’ai prévu à maintes reprises, en maints articles, une violente réaction contre le fanatisme aveugle qui courba les foules, durant un quart de siècle, devant le dieu de Bayreuth, mais je n’ai jamais cru, je l’avoue qu’elle se produirait d’une telle manière.

D’ailleurs, ce que l’on nous affirme est-il rigoureusement exact ? Quoi, des gens de haute culture intellectuelle, de mûre réflexion, de saine raison et de ferme volonté, n’ayant point, par conséquent, l’inconscience veule de la multitude, pourraient exécrer maintenant ce qu’ils ont adoré jadis ! Les amis du poète le trahiraient, l’abandonneraient ! Quoi, de petits plats exquisement cuisinés suffiraient, servis dans l’enthousiasme de nos festins d’art, aux estomacs d’à présent ! Les virils appétits des époques héroïques seraient à jamais calmés ! Quoi, des musiciens de vingt ans, forts, fiers et légitimement épris d’indépendance, préféreraient à la splendeur libre d’un vol d’aigle le charme javanais d’un chant d’oiseau des îles ! L’universelle beauté s’asservirait à l’exotisme ! Non, non, il m’est aussi difficile d’admettre ces choses singulières que de proclamer l’absence des spectateurs habituels dans la salle de l’Opéra où j’ai passé ma soirée.

Évidemment, la religion wagnérienne se meurt, mais celui qui en fut l’objet ne sort que grandi de l’église écroulée. L’idole hiératique s’anime, descend de son trône d’or et redevient un homme qui vivra, san l’éternité, de notre vie à nous, de la vrai vie de passions et de luttes qui rend les gloires durables. Certes, des jeunes ont conquis leur place au soleil et nous ne saurions trop les aimer, pour les sensations inattendues, pour les surprises délicieuses qu’ils nous apportent, pour la preuve qu’ils nous donnent du renouvellement ininterrompu de l’art, du progrès incessant des idées. Mais, de ce fait, doit s’accroitre et non s’appauvrir le trésor de notre esprit. En quoi l’accumulation des richesses nous gêne-t-elle ? Nos cœurs se sont-ils durcis au point de n’être plus capables que de menues et rares émotions ? Quelle rage nous secoue et nous égare de déprécier continuellement un génie au profit d’un autre, d’opposer, sans trêve ni merci, école à école, d’instituer perpétuellement d’arbitraires et éphémères royautés, de nous priver ainsi des joies immenses, infinies, réconfortantes, que nous goûterions dans la diversité de nos impressions, dans l’apaisement de nos caprices, dans la bonté de nos désirs !