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escadron reste distinct et se reconnaît à ses couleurs, puis ce travail d’enfantement la puissance déborde, où la sagesse du génie prédomine ; enfin, ce couronnement de l’œuvre, le chant des pèlerins, ce chant qui vient d’autre part que de la terre, proclamé à voix grave, à voix lente, à voix immense par les cors, tandis que monte, et se gonfle, et déferle en vague toujours grossissantes, la plainte désespérée d’une âme pour laquelle il n’y a plus de pardon.

À ce moment, le cœur se brise ; le cœur de ceux qui en ont bien, entendu ; là, sous les étreintes de ce chant lumineux, si triste dans sa sérénité, géant, immuable, avec ces pleurs qui éclatent sous toutes les notes, à toutes les transitions ! Et lorsque le chant, les pleurs, la plainte éternelle, tout sombre par un retour pénétré de tendresse dans la plénitude d’une harmonie calme, irrévocable comme la pleine mer où descend le soleil qui vient d’éclairer un naufrage, — on reste muet, baigné de larmes, éperdu devant cette révélation.

Cette révélation désormais vous hantera, c’est un des caractères de la musique de Wagner. On ne rompt ni avec ses mélodies, ni avec ses allures, ni avec sa pensée ; on reste sous une pression qui ressemble à l’étreinte de l’aigle.

On la reconnaît aussi ; elle a je ne sais quel parfum sauvage, je ne sais quelle individualité très simple, d’une étrangeté loyale, quelque chose d’une lumière dérobée à d’autres planètes, et qui la trahit d’emblée.

Vous souvient-il, Monsieur, de cette parole de Victor-Hugo, dans Notre-Dame de Paris : « Le cœur humain ne peut contenir qu’une certaine quantité de désespoir. Quand l’éponge est imbibée, la mer peut passer dessus, sans y faire entrer une larme de plus ». Elle me revenait à mesure que chantait le Tannhæüser. La musique de Wagner est plus puissante que l’Océan de Victor Hugo. Les régions de la douleur sont ses royaumes : elle en sait des accents que nul n’avait trouvés ; elle en sait des profondeurs que nul n’avaient sondées ; elle vous tient immobile, le cœur pressé sous les mains ; vous ne pouvez sentir au-delà, non, vous ne le pouvez pas ! Vous vous trompez, la souffrance sera pire, la joie plus intense : j’entends cette félicité mystérieuse, éclose au fond des grandes peines pour les âmes d’élite, pour ces âmes qui mesurent le bonheur par l’infini, pour qui l’abîme est un ciel, parce qu’on y peut largement ouvrir ses ailes.

Voilà pourquoi, Monsieur, Wagner n’aura pas un succès de vogue emporté à la pointe de l’archet ; voilà pourquoi un jour, je ne sais lequel, Wagner régnera souverainement sur l’Allemagne et sur la France. Nous ne verrons cette aurore ni vous ni moi peut-être ; qu’importe, si de loin nous l’avons saluée ?

Les éphémères disparaissent en musique comme aux champs.

Il y a quelque chose qui ne meurt ni en musique, ni en vers, ni en prose ; ce sont les paroles qui viennent droit de l’âme, qui en sortent avec cette ampleur, avec ce fiato, avec ce caractère royal, je dirais presque despotique, vrai sceau du génie.

Ces paroles-là, ces œuvres-là, sont toujours contredites. Le médiocre porte son laisser passer avec lui ; le sublime, qui ne peut marcher qu’en maître, dès qu’il se présente, rencontre un : halte-là ! Tu veux régner, établis tes droits !

Il les établit en les exerçant.

Je vous dis que l’on passe et le prouve en passant.

Quant à moi, je ne voulais qu’entrebailler la porte ; c’est fait. Adieu.

Valleyres.

Cet article est incontestablement le plus beau paru en France sur Richard Wagner au moment où le grand Réformateur commençait à s’imposer à l’attention de tous, mais ne comptait encore que de rares admirateurs.

Valleyres s’est montré singulièrement bon prophète en affirmant, en ces années où l’auteur de Tannhæuser était insulté et bafoué, qu’ « un jour viendrait où il règnerait souverainement sur l’Allemagne et sur la France. »

Chronique Lyonnaise

GRAND-THÉÂTRE

Lohengrin

Lohengrin a été une des meilleures représentations de cette saison. Mlle Janssen a repris le rôle d’Elsa créé par elle en 1891, dans une note si exquisement virginale et si profondément vécue, et elle y fut, comme tou-