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Dussé-je, écrivait M. A…, proférer un blasphème, je dis que je préfère la musique de Méhul à celle de Gluck. Je n’ai pas le dessein de renverser de vieilles idoles : on doit avoir de la tolérance pour tous les cultes. Mais j’exprime mon sentiment, et je le crois partagé par beaucoup de gens de goût. Il me semble que les ouvrages du chevalier Gluck ont subi le sort de toutes les productions humaines ; ils n’ont point échappé aux vicissitudes de la {{corr|tere|terre} ; ils ont vieilli.

J’en parle par sentiment, je voudrais rendre l’impression que j’ai reçue ; et si mon opinion est erronée, c’est tout à la fois la faute de mon organisation et celle de mes lumières. Mais je suis bien forcé de le dire puisque je le sens ; la musique de Gluck n’agit point sur mon oreille et sur mon cœur comme celle de Sacchini, de Mozart et de quelques autres maîtres. Je n’y trouve pas constamment le même caractère : après quelques beaux morceaux écrits de verve, il me semble que le compositeur ne soutient plus sa lyre ; il languit, il s’endort comme le bon Homère. Les accompagnements ne sont pas toujours pleins, nourris, analogues aux situations ; il y règne un peu de monotonie. On appelle cela l’uniformité du beau. Parfois le style de Gluck paraît évidemment vieilli ; ses phrases sont lourdes, ses formules triviales, ses tournures vulgaires. Il est vrai qu’il se réveille comme le lion. Il serait d’autant plus nécessaire que le compositeur fût toujours en haleine, qu’il peignît avec un égal talent toutes les situations, que la plupart des chanteurs modernes ne font entendre que des sons inarticulés, et que les paroles échappent aux auditeurs.

On trouve dans Gluck de beaux duos, des airs charmants, mais en bien petit nombre, et des chœurs magnifiques. On n’y trouve pas cette richesse de mélodie que Sacchini offre dans son Œdipe, et on n’y rencontre aucun de ces morceaux d’ensemble, si puissants, si pleins d’effets et si harmonieux, dont le secret semble exclusivement réservé à Méhul. Qu’on se garde bien de croire que ceux qui admettent les observations que je me permets, sont tout à fait insensibles aux beautés d’Armide. Peut-on s’empêcher d’aimer et d’admirer Gluck ? »

À quoi M. V…, piqué au vif, riposte avec l’indignation d’un croyant dont on a osé bafouer l’idole :

« Un littérateur, M. M…, a hasardé de dire, au grand étonnement de tout le public admirateur de l’opéra d’Armide, que la musique de Gluck avait pu vieillir. On ne peut se hâter davantage de vieillir le génie. Il débute en téméraire, quoiqu’il craigne de proférer un blasphème. Il est tolérant pour tous les cultes, et celui que l’on rend à Armide l’inquiète… Que démêler en cela, sinon que c’est un homme aimable qui joue avec son esprit ; … un amateur qui ne parle pas sérieusement, qui n’a voulu que lancer une pomme de discorde, et se donner l’innocent plaisir d’un débat musical ?… »

Et après avoir, pour réfuter le détracteur d’Armide, analysé acte par acte, scène par scène, avec beaucoup de compétence et de sens critique, le livret de Quinault et la partition de Gluck, {{M.|V…} conclut :

« Le poète et le musicien se montrent également pénétrés de leur sujet ; mais ce dernier, par la nature de son art, a le plus souvent l’avantage. Il peignent également les perplexités, les fureurs, les déchirements d’Armide à l’oreille, à l’imagination et au cœur ; mais le musicien les martèle, pour ainsi dire, avec sa touche, et les enfonce dans l’âme.

Les transitions musicales des diverses scènes sont si fortement prononcées qu’un spectateur accidentellement aveugle et d’une intelligence médiocre pourrait aisément au premier jeu de leur exécution, pressentir les changements de tableaux et de situations.

Dans les scènes de danses, le musicien gagne plutôt qu’il ne perd à se trouver seul avec son génie, à être dégagé de la phrase et du chant poétique. Tous ses airs sont une véritable poésie musicale. Ils peignent également d’une manière éminente les sensations douces, voluptueuses et terribles ; ils ont tous un caractère d’originalité et d’invention qui les distingue entre eux et qui fait qu’ils ne ressemblent à nul autre. Point de réception, de réminiscence. Il est impossible de concevoir et de composer un plus heureux mélange de noblesse et de grâce, de plus brillants accords harmoniques avec une plus touchante mélodie. Rien de faible, rien de vulgaire. Tout s’élève au-dessus de la sphère des êtres communs. On croit voir l’Amour avec ses ailes, Vénus avec ses charmes, Apollon avec sa lyre, Eole avec ses zéphyrs, Flore avec sa parure, Pluton avec ses ombres, non seulement présider à la composition de Gluck, mais encore planer au-dessus des groupes dansants, pour les animer sous les formes et dans les intentions du sujet.

Qui pourrait maintenant résister à la vérité de cette assertion, que dans l’opéra