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recommanderai la lecture de trois pièces qui résument en substance l’historique de l’art béthovénien. La première est la Fantaisie en ut majeur de Philippe-Emmanuel Bach extraite du cinquième livre de Sonates pour « les connaisseurs et les amateurs », fantaisie toute empreinte d’une superbe et dramatique expression, agrémentée çà et là de traits vifs aux modulations bizarres et qui procède de Sébastien Bach par les formes de l’écriture instrumentale tout en évoquant Beethoven par le côté expressif.

La seconde pièce mérite qu’on s’y arrête un instant. C’est le Lento, second mouvement d’une sonate pour piano en ré majeur que Rust écrivit en 1795 dans des circonstances assez particulières pour être notées.

À son retour d’Italie, Goethe s’étant arrêté à Dessau, eut l’occasion d’y connaître Rust et prit assez de plaisir au commerce de celui-ci pour, une fois de retour à Weimar, charger dans plusieurs lettres son ami Behrich, qui habitait Dessau, de ses compliments pour « le grand maître musicien ». Rust transporté de reconnaissance, résolut d’écrire une sonate en l’honneur du grand poète et philosophe allemand.

Il en terminait le premier mouvement lorsqu’il reçut une triste nouvelle : son fils, étudiant à Halle, venait de périr accidentellement, noyé dans la Saale, au cours d’une partie de pêche. Le deuxième mouvement de la sonate en fut alors détourné de son but primitif et devint, sous le titre de : Wehklage (lamentation), un hommage funèbre du père à la mémoire de son enfant. Ce largo peut supporter la comparaison avec les thèmes les plus poignants et les plus douloureux du Maître de Bonn.

Pour terminer enfin, au point d’arrivée de cette route qui, passant par Emmanuel Bach et Rust, aboutit à la grande manière de Beethoven, je citerai la courte sonate (œuvre 90), si dramatique en ces deux actes, de nature différente, que Beethoven offrit à son ami le comte Moritz Lichnowski.

Cette sonate, pas très connue et fort peu jouée dans les rares concerts où l’on joue du Beethoven, parce qu’elle se prête peu au pianisme (qu’on me passe l’expression), est l’exposé de deux sentiments très divers, l’un souffrant, l’autre joyeux. Voici, du reste, ce qu’en dit Guillaume de Lenz, ce conseiller d’État russe qui écrivit en français, à l’aide de tournures et de pensées allemande, une très curieuse, très fantaisiste, mais très enthousiaste étude sur les sonates, intitulée : Beethoven et ses trois styles.

« Dédié au comte Lichnowski, la sonate op. 90 se compose de deux morceaux dont le premier peint la passion que le comte éprouva pour une actrice de l’Opéra de Vienne, ainsi que les objections qui balancèrent son désir de l’épouser, et le second, le bonheur qu’il trouva dans cette union. Beethoven n’en dit d’abord rien à son ami, mais le comte ayant cru reconnaître dans la sonate un programme, Beethoven lui dit y avoir retracé les amours du comte et que le premier morceau pourrait s’appeler : Kampf zwischen Kobf und Herz (combat entre la tête et le cœur), et le second : Conversation mit der Geliebten (entretien avec la bien-aimée). Les personnes auxquelles s’adressa cette sonate ne sont plus, leur souvenir leur survit dans cet épithalame pour piano, sur les ailes de cet hymne de bonheur auquel Beethoven ne donna pas d’autre intitulé que ces mots : Nicht zu geschwind und sehr singbar worzutragen. Cette sonate n’est pas une sonate, c’est une franche improvisation », ajoute Lenz — ce en quoi il a tort, car l’architecture de ces deux morceaux présente les plus formels caractères de la coupe sonate — et il continue ! « Il y a des gens qui diront : Si ce n’est pas une sonate qu’est-ce donc ?