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cherait, entre autre crimes, d’avoir emprunté à Elena e Paride ce doux chœur adorable et voluptueux contrastant de manière si juste et si émouvante avec la douleur d’Alceste ? Sans doute subit-il de désagréables collaborations, comme, par exemple, à propos de l’air d’Hercule chanté hier, et qui est entièrement de la main de Gossec, mais on sait fort bien que le directeur de l’Opéra, croyant de la sorte donner une valeur marchande à la partition incomprise et dédaignée du public, y ajouta, de sa propre autorité, après le départ de Gluck, cet air médiocre. Quant aux incertitudes historiques, est-il généreux, je vous le demande, d’en vouloir accabler « l’accusé » ?

M. Gaston Carraud (la Liberté) analyse la partition d’Alceste et en note soigneusement les qualités et les défauts :

« De sincères admirateurs de Gluck n’auguraient qu’assez peu de bien pour sa gloire d’une remise à la scène de cette Alceste que Paris n’avait plus entendu depuis le temps où Berlioz et Mme Viardot exerçaient sur les partitions de l’illustre chevalier les transports d’un enthousiasme un peu sacrilège, mais quasi divin.

« La lecture et le raisonnement nous indiquaient que, soit à cause de l’ingratitude du sujet, soit pour une certaine indigence de la musique, cet ouvrage paraîtrait monotone et pesant : nous craignions encore que l’extraordinaire beauté et la popularité même de l’un de ses épisodes ne nuisissent à ses nombreuses parties oubliées.

Nous avions tort. Et malgré que Gluck ait un peu exagéré, quand il écrivit à son collaborateur : « Alceste est une tragédie complète, et je vous avoue qu’il manque très peu de chose à sa perfection », hier, comme il y a cent trente ans, ce génie a vaincu, qui était aussi le fruit d’une forte raison et d’une volonté droite. Cette musique — que l’on peut quelquefois estimer creuse et plate en tant que musique — possède une allure de grandeur à la fois et de profonde humanité, un style, une force de vérité, qui ne se révèlent bien qu’au théâtre, mais s’y révèlent tout-puissants.

« Gluck — et c’est pour cela qu’il préféra définitivement le français à l’italien — répudie les ornements de la musique au profit de la seule expression : tout l’intérêt de sa musique dépend donc étroitement de l’intérêt du drame. Il n’a pas trouvé dans Alceste la poésie pittoresque, la prestigieuse ambiance d’Orphée ; Armide et les deux Iphigénie lui devaient offrir des physionomies mieux caractérisées. Surtout l’action d’Alceste ne nous est pas sympathique, et elle est immobile étonnamment, même à l’intérieur. Il n’y a point d’hésitation, de débat, de repentir, ni de progrès dans l’âme d’aucun de ses personnages. Très heureusement, Calsabigi ne les a pas mis aux prises avec les complications puériles de l’Alceste de Quinault et de Lulli ; il leur a gardé leur simplicité antique ; mais leur âme, qu’il n’a su ni ressusciter en sa vérité, ni faire plus proche de la nôtre, ne nous apparaît que très lointainement symbolique.

« Alceste est le plus austère des opéras de Gluck, non pas seulement à cause du sujet, mais encore parce que l’on y sent trop la rigueur du système, et d’autant mieux qu’elle s’appliqua par deux fois, aux deux version très différentes, italienne et française, de l’ouvrage. Gluck voulait suivant sa propre expression, que la musique fût au poème comme la couleur au dessin. Mais les admirables principes émis dans les « épitres dédicatoires » d’Alceste ou de Paride et Elena sont dangereux pour qui ne porte point toute son attention à concevoir le dessin en vue de la couleur, le poème en vue de la musique.

« S’il sut rompre les formes et mépriser les préjugés de son époque assez pour ne plus arrêter le discours ni l’action, Gluck ne fut pas assez grand musicien pour assouplir et unifier au point qu’il rêvait certainement, la matière sonore. Il n’y a plus dans Alceste que des « airs » et des « récitatifs » ; et ce n’est pas la moindre raison de sa trop grande uniformité. Certains de ces airs — les deux airs célèbres d’Alceste au temple, celui du Grand-Prêtre, le deuxième air d’Admète au second acte et surtout son air sublime du troisième, — ont une liberté en même temps qu’une harmonie de forme admirables. Certains de ces récitatifs contiennent des accents, de la voix, ou de l’orchestre, d’une expression saisissante, et de