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des mêmes termes que le marquis de Carracioli daubant le compositeur protégé par Marie-Antoinette.

« Devrons-nous pour cela crier au blasphème ? Non. Tout en attaquant avec son habituelle frénésie romantique les « Polonius » qui bâillaient à Alceste, Berlioz n’a pas laissé de signaler, comme facteurs de la « redoutable monotonie » qui s’en dégage — d’abord l’harmonie stagnante, le long et obstiné bourdonnement des cordes soutenant les récitatifs, ensuite la simplicité (pour ne pas dire plus) des basses qui suivent la mélodie note contre note…

« Ce parti pris de nudité harmonique a de quoi éloigner bon nombre d’auditeurs gâtés par les raffinements des œuvres contemporaines. J’espère, du moins, que, s’ils ne courent pas à l’auteur d’Alceste, ils se garderont de l’injurier, plus retenus que Hœndel, de qui l’on sait l’incroyable boutade : « Mon cuisinier est plus musicien que Gluck. »

« Quant aux mélomanes mondains qui s’agitent avec une fièvre gentille, découvrent Gluck, projettent de le jouer à leur fice o’clock, et veulent s’en servir pour battre en brèche la Tétralogie démodée, déjà fortement ébranlée par Pelléas, qu’ils se hâtent. Je les préviens que tout un clan de littérateurs avancés s’occupe dès maintenant de remplacer Gluck par Rameau. Je ne leur donne pas deux ans pour voir s’élever, sur les ruines de ces divinités passagères, la statue d’un dieu ignoré, l’auteur d’Orfeo, Monteverde… »

M. Alfred Bruneau, dans le Matin, prend vigoureusement la défense de Gluck et regrette que le culte du compositeur d’Alceste tende à s’attiédir :

« Certains de nos jeunes maîtres traitent d’une manière peu déférente l’illustre fondateur de la tragédie lyrique, et l’un d’eux[1] non des moins exquis, je vous assure, ne craignit pas d’adresser à celui-ci, en sa demeure éternelle et radieuse des Champs-Élysées, une lettre ouverte qui, sous la forme d’un feuilleton étudié et médité, était le plus terrible réquisitoire. L’ancêtre reçut là, de son cadet, porte-parole de nombreux camarades, évidemment, une sévère leçon de composition, de goût et de style. Simple symptôme auquel je me garde d’attacher, une importance exagérée. Mais ce n’est pas tout, et je remarque ailleurs la volonté nette, fréquemment exprimée, de dénigrer Gluck au profit de Rameau. L’étoile de l’un empêche-t-elle l’astre de l’autre d’illuminer notre ciel et faut-il que l’on voie constamment ici des rivaux, des ennemis en des frères ? Rapetisser le sublime poète d’Armide ne grandit point le génial musicien d’Hippolyte et Aricie. Laissons-les chacun à sa place, si différente et si élevée. Enfin, j’entends dire souvent, par des personnes considérables, que Gluck n’appliqua pas, dans ses drames, les théories fameuses et révolutionnaires exposées dans son épitre dédicatoire à l’archiduc Léopold ; qu’il se rendit coupable de toutes sortes de faiblesses et de déloyautés professionnelles ; qu’il remplit ses partitions, sur le tard de sa carrière, de morceaux extraits de ses premiers opéras ou tombés de la plume complaisante de tel ou tel aide salarié ; que le mystère de sa vie autorise de fâcheuses suppositions… Lui préférerait-on donc Piccini ?

« Je ne me donnerai pas le ridicule de défendre un pareil homme. Cette espèce d’hostilité, qui semble renaître ça et là — hostilité à laquelle par bonheur, la vaste foule reste encore étrangère — prouve seulement qu’à l’égard de certains êtres privilégiés la passion ne désarme jamais, les préservant ainsi de l’oubli. Leur existence n’a été qu’une longue bataille qui, logiquement, doit se continuer à travers les siècles. Il serait désolant que leurs idées mourussent avec eux, ne servissent point à ensemencer les champs de l’avenir. Sans doute, Gluck s’est-il moins rigoureusement conformé aux exigences de son système que Richard Wagner, l’un de ses disciples, mais il tâtonnait alors et ne possédait aucun des moyens d’action dont disposa l’auteur de la Tétralogie. Sans doute, ne fut-il pas parfait, et je serais tenté de m’en réjouir, la perfection engendrant assez vite l’ennui. Mais a-t-il été un artiste aussi peu scrupuleux que le racontent les légendes de la guerre d’Apaches où il a vécu sa vie ? J’ai peine à le croire. Sans doute utilisa-t-il parfois ses anciennes musiques dans ses œuvres nouvelles, mais qui dont lui repro-

  1. M. Bruneau fait ici allusion à un des feuilletons de M. Debussy paru en 1903 dans le Gil Blas.