Page:Revue Musicale de Lyon 1904-05-04.pdf/8

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
332
revue musicale de lyon

où manque la spontanéité et l’inspiration véritable ? Les deux Préludes m’ont paru généralement quelque peu banals et filandreux avec ces motifs représentatifs de la mer qui s’étirent en des traits interminables de cordes et qu’interrompent brusquement les outrances choquantes de cuivres imprévus, et, une fois de plus, la musique estimable de M. Bruneau m’a semblé mériter parfaitement la définition excessive qu’en a donnée, je crois, la spirituelle Ouvreuse sous le nom de M. Gauthier-Villars : « Cataplasme d’un côté, verre pilé de l’autre. » L’exécution, que devait conduire l’auteur lui-même, fut tout-à-fait remarquable avec M. Flon qui a dirigé avec le plus grand soin son orchestre heureusement renforcé d’excellents éléments aux différents pupitres des archets.

Je suis un peu embarrassé pour porter un jugement sur Vers le Rêve de M. Garnier. Ce que nous avons entendu est le prélude d’un drame lyrique en 7 tableaux et il faut en principe encourager les musiciens audacieux, capables d’entreprendre des travaux de si longue haleine ; d’autre part, M. Garnier est un compatriote et un confrère[1] et nous n’avons entendu son œuvre qu’une fois.

Ce prélude nous a semblé être le louable effort… vers le rêve d’un musicien qui a étudié l’orchestration avec soin, qui cherche des combinaisons nouvelles de timbres et qui, pour ne pas être banal, essaie par exemple de célébrer les monstrueuses épousailles d’un trombone et d’un tuba (le résultat en est plutôt navrant). Il y a certainement de la recherche, du travail, de l’acquis (ces pâmoisons des cordes, ces violoncelles très en dehors, ces harpes continuelles ont fréquenté chez M. Massenet et peut-être chez des Italiens moins recommandables) ; il y a aussi de l’impressionnisme qui voudrait se ressouvenir des Impressions d’Italie et de Louise ; on y trouve des fragments d’une pensée décousue, mais il n’y a pas d’idées proprement dites et surtout pas de développement. On dirait un essai d’un tout jeune homme plein de bonnes intentions, une aspiration vers quelque chose que l’auteur n’atteint pas et n’est pas près d’atteindre semble-t-il. L’exécution en fut claire et précise ; le succès, très mince.

Comme première audition, nous avons eu encore l’Apprenti Sorcier de Paul Dukas. Cette œuvre d’un pittoresque délicieux fut malheureusement jouée à la fin du concert, vers onze heures et demie alors qu’il ne restait plus dans la salle qu’un très petit nombre de fidèles auditeurs. L’interprétation de ce scherzo spirituel fut excellente. On a vivement goûté sa contexture admirable, son orchestration savoureuse (trompettes bouchées, drôleries des bassons et du sarussophone dont les notes ultra-graves ses rythmes originaux, sa fantaisie brillante et pourtant sage et réfléchie, enfin son ordonnance générale si claire et si classique.

Les deux triomphateurs de la soirée furent certainement M. Raoul Pugno et surtout M. Jacques Thibaud. Le premier a joué avec son brio, sa maîtrise et sa fougue habituelle le Concerto en ut mineur de Saint-Saëns, une Polonaise et une Valse de Chopin et une Rhapsodie de Liszt. Quant à M. Jacques Thibaud il excita dans tout le public un enthousiasme dont on pourrait croire les Lyonnais incapables. Il fut acclamé et rappelé par une salle véritablement emballée jusqu’à ce qu’il ait consenti à ajouter un morceau à son programme. Et pourtant cet admirable artiste, qui est certainement le premier des violonistes français, joua continuellement avec une simplicité exquise, sans cette recherche incessante de l’effet, ce cabotinisme insupportable cher aux virtuoses de tout rang. Mais aussi quel charme, quelle exquise sonorité, quelle ampleur et surtout quel style admirable ! Il ne me semble pas possible d’imaginer une interprétation à la fois plus parfaite et plus prenante que celle donnée par M. Thibaud de l’Andante et du Finale du Concerto de Mendelssohn, d’une Aria et d’une Gavotte de Bach, enfin de la célèbre Romance en fa de Beethoven jouée en bis.

Et que dire de l’exécution qu’il nous donna avec M. Pugno de la chère Sonate de César Franck dont on ne saurait trop vanter les splendeurs. Cette interprétation fut incomparable et, pour beaucoup d’auditeurs non prévenus et ignorants de la musique de

  1. M. Garnier, auteur de la Vendéenne représentée l’an dernier au Grand-Théâtre tient le sceptre de la critique musicale au Progrès, le puissant journal dont chacun sait le haut intérêt artistique !