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que trouble à peine le clair gazouillement des flûtes et des clarinettes, auquel répondent les cors mélancoliques et les timbres exquisement mariés du hautbois et du violon solo. Cette page est peut-être une des plus parfumées, qu’ait inspirées à Charles Bordes son amour profond et contemplatif de la nature, dont il goûte vivement, en vrai fils de la Touraine, et sans puérile sentimentalité, les fêtes radieuses et les crépuscules empourprés.

La Ronde des Prisonniers est écrite dans le style de Dansons la Gigue ! Ces deux Lieder se ressemblent par le même souci du pittoresque et du réalisme, dans la notation du détail. Ainsi, nous remarquerons l’originalité de l’accent, qui souligne la monotone promenade des malheureux prisonniers, sur que s’attendrit la bonhomie railleuse de Verlaine :

Ils vont ! et leurs pauvres souliers
Font un bruit sec,
Humiliés,
La pipe au bec.

De même, s’opposant au chromatisme obstiné du rythme lourd et plaintif qui scande l’interminable ronde, la ponctuation est caractéristique, dans la voix ou dans l’orchestre du parlé brusque et réaliste.

Pas un mot ou bien le cachot !

Après les furieuses déclamations contre la société, le retour du thème de la ronde, dans le ton initial de fa dièze mineur, exprime, de pittoresque façon, la résignation du vieux bohème à la fainéantise des prisons.

On peut critiquer, dans Épithalame (tiré de la Bonne Chanson), certain manque d’aisance et de naturel, qu’explique la simple constatation de l’ancienneté de ce Lied, écrit par Charles Bordes, en 1888. Notons cependant le charme indéniable de la mélodie qui commence à ces mots :

Et quand le soir viendra, l’air sera doux…

et les gracieux dessins d’orchestre, qui accompagnent la voix.

L’année 1889 vit naître un heureux essai de collaboration entre Charles Bordes, abandonnant momentanément Verlaine et le poète Henri Cazalis (Jean Lahor), dont le caractère de parnassien, épris d’exotisme, séduisit l’imagination ardente et la fantaisie orientale du jeune musicien. À cette époque, se rapportent trois mélodies chantées, le 1er mars 1890, à la Société Nationale : Chanson triste, Sérénade mélancolique, Fantaisie Persane[1]. Ces pièces présentent une nostalgie exotique et de pittoresques harmonies, analogues du style général, que nous avons noté, en certain duo de Henri Duparc. D’un caractère semblable, sont les originales Pensées Orientales, écrites pour Tasse, aux environ de 1889, publiées seulement en 1901.

Le 11 janvier de cette même année, fut chanté à la Société Nationale, le délicieux Lied : Petite fées, honnêtes gnomes (Jean Moréas), qui devait aussi inspirer la muse d’Ernest Chausson. Cette mélodie est construite sur deux mouvements, caractérisés, le premier, par un rythme sautillant (6/4 fa dièze majeur), très descriptif, d’une rare originalité, le second par un mélancolique rappel d’une fanfare de Siviane, l’œuvre captivante d’Ernest Chausson, l’ami regretté de Charles Bordes. Plus anciennes sont la tendre et si frêle variation, pour chant et orchestre, sur le thème célèbre de Martini : Plaisir d’amour (1895), intitulée : Sur un vieil air (Verlaine), et le délicieux Paysage Vert (1893), plein d’une fraîcheur harmonieuse et d’une grande liberté rythmique, permettant de souligner adroitement les divers détails du tableau champêtre. Dans cette dernière mélodie, où se déroulent les images les plus exquises qui aient impressionné la rêveuse fantaisie de Verlaine, nous retrouvons, chez Bordes, les qualités de paysagiste et de peintre ému des beautés naturelles, que nous signalions, à propos de la Promenade matinale, postérieure, au surplus de trois années, au charmant Paysage Vert. Ces mêmes qualités qui me paraissent caractéristiques, du talent de Charles Bordes, se rencontrent encore dans la pièce de Verlaine Le Son du Cor s’afflige vers les bois (1893), où une mélodie très simple sur un dessin continu de l’accompagnement rend avec le plus grand bonheur l’impression du

soir monotone,
Où se dorlote un paysage lent

dont parle le poème. Il y faut aussi remarquer un ingénieux essai de rimes musicales entre les demi-cadences des vers.

  1. Éditées chez Bruneau, le père de l’actuel compositeur.