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connu dans sa patrie allemande, subissait son influence pessimiste, s’identifiant ses théories jusqu’au grand réveil de la Bonté de Hans Sachs, et des sublimes espérances de Parsifal. En octobre 1854, il mande à Liszt :


Près des progrès si lents de ma musique, je me suis occupé exclusivement d’un homme venu dans ma solitude comme un présent, présent littéraire, tombé du ciel. Cet homme cet Arthur Schopenhauer, le plus grand philosophe depuis Kant, tant il a été le premier à penser toutes les idées jusqu’au bout, comme il le dit lui-même. Les professeurs allemands l’ont, avec prudence, ignoré pendant 40 ans, mais dernièrement, à la honte de l’Allemagne, il a été découvert par un critique anglais. Quels charlatans sont à côté de lui tous les Hegel ! Son idée principale, la négation finale de la volonté dernière, est effrayante, pourtant c’est la seule qui implique la délivrance. Elle n’est pas nouvelle pour moi, certes, car dans mes nuits de veille, je n’ai trouvé qu’un calmant, le sincère et ardent désir de mourir, j’aspire à la totale inconscience, au néant absolu, à la fin de tous les rêves, à la délivrance unique, définitive. Il faudra bien que j’achève mes Nibelungen, à cause du jeune Siegfried, le plus beau rêve de ma vie, mais comme dans ma vie je n’ai jamais goûté le vrai bonheur que donne l’amour, je veux élever à ce rêve, le plus beau de tous les rêves, un monument sans pareil. J’ai ébauché dans ma tête Tristan et Iseult, c’est la conception musicale la plus simple, la plus forte et la plus vivante : cette œuvre achevée, je me couvrirai de la voile noire qui flotte à la fin… pour mourir.


L’émotion attendrie, la joyeuse facilité créatrice, rassérènent Wagner dans la composition de la Walkyrie : à travers sa correspondance, ce sont des éclairs de satisfaction, de pleine félicité passagère.


Le premier acte de la Walkyrie sera bientôt achevé ; il est d’une extraordinaire beauté, je n’ai jamais rien fait d’aussi réussi. L’achèvement de cette œuvre, la plus tragique que j’aie jamais conçue, me coûtera encore beaucoup d’efforts.

Je t’envoie, cher Frantz, les deux premiers actes de la Walkyrie, le second m’a vivement préoccupé, renfermant deux catastrophes assez grandes et terribles pour remplir deux actes, mais elles sont tellement dépendantes l’une de l’autre, et l’une entraîne l’autre d’une manière si immédiate qu’il est impossible de les séparer. Si, cet acte est joué comme je le voudrais, il produira certainement, si chacune de mes intentions est parfaitement comprise, une émotion profonde comme on n’en a jamais éprouvée au théâtre. J’indique à certains endroits ce que la diction doit être, mais il reste encore beaucoup à faire, et ce sera un jour une tâche très sérieuse pour moi d’initier de vive voix un chanteur de talent a toutes mes intentions.


Pour ses drames si différents des opéras traditionnels Wagner prévoyait des artistes transformés par une réforme complète du chant en tant que diction, des gestes, de la mise en scène en général. De grands et nobles artistes comprenant toute la valeur artistique des efforts réformateurs de R. Wagner, retournèrent volontairement à l’école sous la direction souvent impérieuse du maître gardien vigilant aussi des belles traditions du bello-canto cher à Gluck : ce furent les époux Schnorr von Carosfeld, le ténor Scarria, le baryton Betz, les époux Vogl, les cantatrices Materna, Lili Lehmann, etc. c’est-à-dire les créateurs à jamais associés à la gloire de Wagner, de Tristan, Isolde, Siegfried, Wotan, Loge, Brünnhild, Kundry. Ici même, sur la scène lyonnaise, chacun peut mesurer l’immensité séparant Mlle Janssen de ses camarades rivés presque tous à l’odieuse chaîne du répertoire ; en effet, Mlle Janssen, déjà aidée par une rare prescience du geste et des attitudes, guidée aussi par une clairvoyance artistique dominante, n’a pas hésité, après ses premiers triomphes à la scène, a rechercher l’enseignement du Maître auprès de la grande Materna, l’illustre prêtresse des scènes wagnériennes.

Au printemps de 1856, Wagner envoie à Liszt la transcription de la partition