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scène entre Alberich et le Passant[1] au 2me acte, et entre le Passant et Mime au 1er acte. Ce n’est pas seulement la réflexion de l’artiste, mais c’est aussi le sujet merveilleux et extraordinairement fécond pour la représentation que m’offraient ces moments eux-mêmes, qui m’a décidé ; tu n’auras pas de peine à t’en rendre compte si tu envisages ce sujet de plus près. Figure-toi l’amour singulièrement funeste de Siegmund et de Sieglinde ; Wotan dans le rapport très mystérieux qu’il a avec cet amour ; puis, après sa rupture avec Fricka, le furieux empire qu’il exerce sur lui-même, lorsqu’il sacrifia à la coutume et qu’il décrète la mort de Siegmund ; enfin la merveilleuse Walkyrie, Brunnhilde, lorsque devinant la pensée secrète de Wotan, elle brave le dieu, et est châtiée par lui, figure toi ce trésor d’émotions tel que je l’indique dans la scène entre Wotan et la Wala (Erda) puis, plus longuement dans le récit indiqué plus haut, et tu comprendras que ce n’est pas seulement la réflexion mais surtout l’enthousiasme qui m’a inspiré mon dernier plan. Ce plan porte sur trois drames : 1o la Walkyrie, 2o le jeune Siegfried, 3o la Mort de Siegfried. Pour donner le tout complet, il faut à ces trois drames un grand prologue : l’Enlèvement de l’Or du Rhin.

Le prologue a pour objet la complète représentation de tout ce qui touche cet enlèvement, l’origine du trésor des Niebelungen, le rapt de ce trésor par Wotan et la malédiction d’Alberich, faits racontés dans le jeune Siegfried. Par la netteté de la représentation rendue possible par ce moyen, toutes les longueurs, tout ce qui tient du récit est resserré et présenté sous une forme concise ; en même temps je gagne assez d’espace pour renforcer de la manière la plus saisissante l’enchaînement des différentes parties de l’ensemble. Tandis qu’avec la représentation à moitié épique d’autrefois il me fallait tout affaiblir.

Ici R. Wagner décrit toute la première scène de l’Or du Rhin, la pureté de l’or, sa puissance pour celui qui renoncerait à l’amour, les jeux et les grâces des Mixes, la tentation d’Alberich, sa rage, sa malédiction de l’amour et le rapt de l’or. Il ajoute, déjà maître de son idée créatrice d’un théâtre spécial : Il faut que la représentation de mes drames des Niebelungen ait lieu à l’occasion d’une grande fête organisée spécialement dans ce but. Il faut qu’elle se déroule en trois jours consécutifs à la veille desquels on donnera le prologue. Un fois que j’aurai réussi à faire jouer mes drames tous ensemble, on pourra d’abord rejeter le tout, puis donner à volonté les drames isolés qui devront former des pièces indépendantes, mais en tout cas il faudra que l’impression produite par la reprépsentation complète que j’ai en vue ait précédé les représentations partielles.

C’est tout le plan et le programme de Bayreuth, réalisés seulement en 1876 !


Avant de terminer cette lettre si importante dans l’historique de l’œuvre wagnérienne, Wagner dit encore à Liszt :


Mon frère, je te livre le poème de mon jeune Siegfried tel que je l’ai conçu et exécuté, tu auras bien des surprises, tu seras frappé de la grande simplicité de l’action et du petit nombre de personnages, mais figure toi cette pièce représentée entre la Walkyrie et la mort de Siegfried, drame dont l’action est plus compliquée, cette pièce sylvestre, avec sa solitude juvénile fera, j’en suis certain, une impression neuve et bienfaisante.

Albisbrann, 20 novembre 1851.

R. W.


À présent je me suis retiré à la campagne et je me sens de meilleure humeur, aussi ai-je repris goût au travail ; l’ébauche de toute ma tétralogie des Nibelungen est complètement achevée et dans quelques mois les vers le seront aussi. Alors je ne serai plus que musicien exclusivement car cet ouvrage sera sans doute mon dernier poème et j’espère ne plus refaire le métier d’écrivain.

Après demain vous aurez Tannhæuser : bonne chance ! Salue l’Impératrice de toutes les Russies[2], j’espère bien qu’elle m’enverra une décoration ou au moins de l’argent pour voyager en Italie où j’ai tant envie

  1. Devenu le Voyageur, der Wanderer.
  2. Alexandrine-Louise de Prusse, née en 1798, mariée en 1817 à l’empereur Nicolas Ier de Russie. En mai 1852 le Tzar et la Tzarine séjournaient à Weimar chez leur beau-frère le grand duc Charles-Frédéric l’ami célèbre de Gœthe.