Page:Revue Musicale de Lyon 1904-03-30.pdf/5

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
281
revue musicale de lyon

grâce à l’abondance extraordinaire du développement et l’emploi des modulations enharmoniques, dans les rentrées chromatiques, d’un effet saisissant. À ce dernier point de vue, l’Élégie, construite sur un thème unique de deux notes, qui semble un véritable sanglot, indique, chez Duparc, une incomparable puissance évocatrice, unie à une richesse harmonique, d’une rare simplicité.

La poésie de Baudelaire, sur laquelle est écrite La Vie Antérieure, possède cette éloquence, faite de nostalgie pénétrante et de délicat mysticisme, qui rendit célèbre l’auteur de Fleurs du Mal. Après la majestueuse exposition du début, au thème large, inspiré par la belle architecture de ces vers :

J’ai longtemps habité sous de vastes portiques,
Que les soleils marins teignaient de mille feux.

la ligne semble se perdre ; mais nous la retrouvons, lors du changement de tonalité, sur le :

C’est là que j’ai vécu…

du poète. Un dessin, d’un exotisme approprié, à la basse, nous amène à une terminaison des plus franckistes, et clôt une mélodie intéressante, mais dans laquelle on regrette de ne point rencontrer cette splendide unité, qui a présidé à la conception du poème.

Le duo La Fuite, pour ténor et soprano, est le premier exemple, que nous offre l’œuvre d’Henri Duparc, de l’adaptation au lied des procédés d’écriture symphoniques. Les intentions descriptives de cette page colorée sont évidentes : la chevauchée haletante de la basse, les arpèges précipités de l’accompagnement, les gammes chromatiques ascendantes en tierces majeures, commentent merveilleusement le dialogue imagé de Théophile Gautier et rappellent la facture générale de l’immortel Roi des Aulnes, de Schubert. Mais, dans le poème de Duparc, la passion se teinte d’un coloris spécial, dû à l’orientalisme du décor, savoureusement noté par le musicien, en de violentes oppositions de nuances et d’exquises modulations, comme sur ces mots : Kadidja :

Mes cils te feront de l’ombre,
Et la nuit, nous dormirons
Sous mes cheveux, tente sombre,
Fuyons, fuyons !

sol majeur — fa dièze majeur — fa majeur[1].

Nous arrivons ainsi au plus beau titre d’Henri Duparc à l’admiration des musiciens, avec les huit mélodies récemment réunies en un recueil d’une incontestable valeur par les éditeurs Bellon et Ponscarme. En voici les titres, par ordre de date : L’Invitation au voyage (1874) ; La Vague et la Cloche (1874) ; Sérénade Florentine (1876) ; Le Manoir de Rosemonde (1876) ; Extase (vers 1877) ; Testament (1876) ; Phidylé (1878) ; Lamento (1879). Les plus importantes de ces œuvres sont les plus orchestrales ; ainsi présentées, elles forment un tout homogène, un cycle de pensées et de sentiments, d’une indiscutable originalité. En tête L’Invitation au voyage, de Baudelaire, si câlinement berceuse, avec le murmure tentant de ses vagues brèves et cadencées, auquel succèdent de lents accords arpégés et un subit éclat de lumière, soulignant un invraisemblable atterrissement, sur une rive radieuse et lointaine. Henri Duparc a trouvé là des accents et des harmonies d’une douceur ineffable, traduisant, de façon merveilleuse, les aspirations vers l’inconnu, vers l’au-delà du rêve, qui bouillonnaient dans l’âme baudelairienne. Ce pays fantastiquement beau, où nous convie l’imagination ardente du poète, le musicien nous le dépeint, en une sorte d’extase, par une déclamation uniforme, et, pour ainsi dire, horizontale, sur d’immenses accords plaqués, qu’interrompront bientôt le clapotis des petites vagues monotones et le souvenir, à la basse, du nostalgique :

Aimer et mourir !
  1. Voix élevées.