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de ses formules d’art ingénues et puissantes. Si certains mélomanes s’estiment amplement documentés sur la musique slave en feuilletant les œuvres de Moskowski, Tchaïkowski… et autres Russes de Meudon, la plupart de nos artistes contemporains vivent dans l’intimité musicale des Balakirew, des Borodine, des Rimski et des Glazounow. Peut-être même s’étonnera-t-on, un jour, en constatant combien ce culte fut silencieux et secret chez ceux qui tirèrent le plus de profit de ces fortes lectures. Sans l’école russe moderne, la genèse de certaines compositions contemporaines resterait inexplicable. Il est puéril de se livrer au petit jeu, d’ailleurs dangereux, de la paternité musicale, mais c’est un devoir de simple honnêteté que de retrouver la ligne rationnelle d’une évolution artistique et d’en dévoiler les transitions obscures. La distance énorme qui sépare, par exemple, la partition de Parsifal de celle de Pelléas diminue aussitôt qu’on y glisse quelques poëmes symphoniques russes et disparait complètement si l’on y place le mince recueil des Enfantines de Moussorgski.

De tous les créateurs de sa race, Moussorgski fut en effet celui qui poussa le plus loin la divination du futur. Et ce n’est pas dans la partition de Boris Godounow ni dans le Complot des Khovanski que l’on rencontrera ces véritables « prophéties » musicales, on les trouvera dans le plus menu des chefs-d’œuvre, dans la Chambre d’Enfants.

Ces sept mélodies, traduites en français sous le nom d’Enfantines constituent l’un des documents les plus originaux et les plus précis qui soient sur les sensations de l’enfance.

On a défini ce recueil « une suite d’instantanés musicaux où l’enfant est pris, fixé, avec sa malice turbulente, la précoce feintise de ses larmes, et sa soif du merveilleux toujours inapaisée ». L’Enfant, dont les dialogues avec sa nourrice, sa bonne « nianiouchka », sont notés sur le vif, s’éloigne absolument du type de bébé conventionnel des chromos et de l’habituelle littérature infantile. Ces petits Russes parlent, s’agitent, pleurent et sourient avec une charmante spontanéité. Leurs phrases, pas toujours achevées, se pressent sur leurs lèvres avec la délicieuse incohérence de leur âge. En quelques mots, Moussorgski évoque de vivantes scènes :

« Ah ! polisson ! mon fil, tu l’as pris !… L’aiguille à tricot… mon Dieu ! Tout est massacré… Le bas est taché, tout taché d’encre !… Va-t-en ! Dans le coin ! Vite !… Vilain laid !…

… Non, nianouchka, je n’ai rien fait vraiment ! Je n’ai pas vu ton bas, moi, ma nounou… Ce fil-là, qui l’as pris ?… Mais c’est le petit chat ! Et l’aiguille… le sais-tu ?… Mais c’est le petit chat ! Mais Michenka est très gentil, Michenka n’a pas bougé… Méchante, vieille nianiouchka ! tu es laide à faire peur, tu as le bout du nez tout culotté ; Michenka est propre et bien peigné, nounou a son bonnet tourné ! Michenka n’a rien fait et nianiouchka l’a mis au coin, l’a puni pour rien !… Micha est fâché ! Il n’aimera plus, non, mais plus du tout sa nianiouchka. Pour sûr !… »

Plus loin, c’est l’enfant agenouillé devant les saintes icônes et récitant avec une ferveur apprise une longue prière :

« Prends pitié, mon Dieu, de ma maman et mon papa. Protège mes deux frères, Wassenka et Michenka. Prends pitié, mon Dieu, de ma grand’mère malade. Donne-lui une longue vie sans chagrin. Elle est si vieille et si bonne, ma grand’maman !… Sauve aussi mon Dieu, tante Katia, tante Natascha, tante Macha, tante Liouba, tante Varia…, toutes les tantes…, oncles Pétia et Kolia, oncle Valadia et Gricha et Sacha… Prends-les sous ta garde. Protège aussi Filia, Mitia, Petia, Dacha, Pacha, Sonia, Donniouchka…, Niania !… eh ! Niania… je ne sais plus !… — Ah ! petite écervelée ! Combien de fois te l’ai-je dit !… Prends pitié mon Dieu de ta servante indigne ! — Prends pitié mon Dieu de ta servante indigne !… Niania, est-ce bien ? »

Mais le prodige est que ces vivantes évocations sont traduites musicalement avec une surprenante juste d’expression et une intense vérité. Pour Moussorgski, en effet, la musique n’est pas seulement