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ainsi conçu : « Richard Wagner arrive demain ; il veut aller au théâtre. Retenez pour lui deux places. » M. Lautenschlæger se rendit aussitôt chez M. de Gunzert, qui, au seul nom du compositeur, éclata en imprécations : « Voilà qui est trop fort ! Cet homme me brûle tout mon gaz, veut me vendre deux fois ses pièces et ose me demander des billets de faveur ! — Mais, Excellence, c’est un grand honneur pour nous que Richard Wagner désire nous entendre. — Un honneur ? C’en est un pour le théâtre quand Sa Majesté daigne y venir, ou les princesses ou les ministres ; mais que nous fait la visite de ce M. Wagner ? » À ce moment, le secrétaire de l’intendant royal crut devoir intervenir et appuya la demande du machiniste. « Enfin, dit M. de Gunzert, je vais vous donner deux places d’amphithéâtre. — Votre Excellence n’y songe pas : Richard Wagner au poulailler ?… — Pensiez-vous que j’allais lui donner une loge comme au roi, aux princesses ou aux ambassadeurs ? Là-dessus, le machiniste, impatienté, salua et prit la porte. Il l’avait à peine franchie que l’intendant le rappela et, lui présentant deux billets : « Allons, dit-il, voilà deux fauteuils d’orchestre ; mais c’est bien pour vous et pour qu’on ne se moque pas de moi. »

Le jour suivant, l’excellent machiniste s’empressa d’aller à l’hôtel Makart, où venait d’arriver le Maître, et de lui remettre les deux billets : « De qui les tenez-vous ? — De l’intendant, M. de Gunzert, — C’est dommage, dit Wagner, il faudra que j’aille lui faire visite, et je ne tenais pas à le voir. Mais je vous remercie tout de même, ajouta-t-il en souriant ; j’aurai au moins ce soir, M. Lautenschlæger, le plaisir d’admirer vos ouvrages. » Et le soir, en effet, le musicien se rendit au théâtre. On jouait un opéra, qui s’appelait Ondine, dont les décors lui plurent infiniment. Le lendemain, ponctuel comme un plénipotentiaire dans l’accomplissement de ses devoirs de politesse, Richard Wagner se présenta chez l’intendant. Espérant bien n’être pas reçu, il préparait déjà sa carte de visite. Mais on lui répondit que M. de Gunzert était chez lui. Il entra. Intendant et musicien se saluèrent d’abord en grande cérémonie. Wagner, très courtois, vanta le théâtre, l’orchestre, les chanteurs. Et M. de Gunzert, mis à l’aise, jugea le moment opportun pour traiter à l’amiable la question des droits d’auteurs, « Oh ! Monsieur l’intendant, interrompit son hôte, je ne m’occupe jamais de ces choses-là : cela regarde mon homme d’affaires, — Vous devez pourtant savoir que l’on me demande de monter Tristan. Dites-moi M. Wagner, est-ce aussi long que vos autres ouvrages ? — Je le crains, — Eh bien ! M. Wagner, convenons d’une chose. Votre musique me coûte, en gaz, un argent fou. Faites-moi, dans chacune de vos pièces, une coupure d’une demi-heure : Je monte Tristan et je vous donne dix pour cent sur la recette. Avec mes économies de gaz, je peux faire cela pour vous. » Et, satisfait d’avoir posé si carrément la question, M. de Gunzert attendait, sûr de la victoire, l’acquiescement de son interlocuteur, lorsque Wagner, non sans réprimer un sourire, se leva et lui dit : « Désolé, Monsieur l’Intendant, mais cela ne peut pas s’arranger. Non seulement je ne ferai pas de coupure, mais je suis obligé de vous interdire de retrancher une seule note à l’un quelconque de mes ouvrages. — Eh ! pourquoi donc ? — Je vais vous le dire, Monsieur de Gunzert : je suis gros actionnaire de la Compagnie du gaz. » Après s’être incliné profondément, il prit la porte et sortit. M. de Gunzert demeura un instant silencieux ; puis se tournant vers son secrétaire : « Ce M. Wagner, dit-il, s’est peut-être moqué de moi. »

Le Prélude de « Lohengrin »

Nous avons déjà reproduit ici es commentaires de Wagner sur le Prélude du troisième acte des Maîtres-Chanteurs et sur l’ouverture de Tannhaeser[1]. Nous transcrivons ci-dessous le commentaire-programme du Prélude de Lohengrin donné par Wagner pour le programme de ses Concerts au Théâtre-Italien en 1860 :

« Le Saint-Graal était la coupe dans laquelle le Sauveur avait bu à la dernière cène et où Joseph d’Arimathie avait reçu le sang du Crucifié. La tradition raconte que le vase sacré avait été une fois déjà retiré aux hommes indignes, mais que Dieu avait décidé de le remettre aux mains de quelques privilégiés qui, par leur pureté d’âme, par la sainteté de leur vie, avaient mérité cet honneur. C’est le retour du Saint-Graal sur la montagne

  1. Voir le no 4 et le no 9 de la Revue Musicale de Lyon.