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ce thème et à en trouver la signification symbolique ou réelle, le motif de Nothung a claironné aux trompettes, la clarinette basse a gémi celui de la Compassion de Sieglinde et les tüben ont proposé la phrase des Waelsungen vaillants, cependant que les trombones tonitruaient l’appel ré bémol ut présageant la mort du héros. L’esprit de l’auditeur s’affole, incessamment aiguillonné par son oreille, qui lui pose sans arrêt, simultanément parfois, vingt questions nouvelles, et l’on s’épuise, et l’on se cabre, et l’on se laisse emporter à la dérive, noyé, perdu, dans ce déluge thématique, dans ce dédale harmonique, dans ce labyrinthe orchestral. Telles sont les inévitables affres d’une première audition. À la seconde, à la troisième plutôt, certaines scènes deviennent claires, nettement intelligibles, splendidement lumineuses même. À la cinquième ou à la sixième audition, le Crépuscule apparaît enfin sous son vrai jour, le chef-d’œuvre de la musique analytique.

Tout ceci, bien entendu, est une affaire d’éducation musicale et de prédisposition antérieure. Pour des professionnels, pour des harmonistes, le Crépuscule peut être compréhensible d’emblée. Même chez cette élite, je doute qu’il produise un enthousiasme bien profond. Éliminons si vous voulez le commencement du troisième acte, qui est indiscutable : la scène des Filles du Rhin, le récit de Siegfried, le Trauermarsch (sans perdre de vue d’ailleurs que les deux premières de ces pages sont singulièrement éclairées par la connaissance du Rheingold et du second acte de Siegfried) : de tout cela certainement se dégage un certain charme infini, prenant, poignant, enveloppant, et qui séduit à la fois l’esprit et les sens. Mais le reste, c’est-à-dire les quatre cinquièmes de l’œuvre, est, si je puis m’exprimer ainsi, de la musique exclusivement intellectuelle, cérébrale, analytique, nullement sentimentale (je prends ce mot dans son sens le plus élevé et le plus complet), et le plaisir qu’elle procure n’est nullement différent à mon avis, de celui, très fort, que donnerait la compréhension d’un problème d’analytique extrêmement complexe ou d’une thèse métaphysique éthérément absconse. J’avoue d’ailleurs avoir goûté une joie beaucoup plus vive, à la lecture attentive, lente et recueillie de la partition d’orchestre qu’à la représentation ; ce qui vient peut-être de ce que l’interprétation subjective vaut toujours mieux que la représentation objective et réelle, ou plus probablement, car le Crépuscule était admirablement donné, de ce que je n’ai pas la compréhension suffisamment rapide.

Car on ne saurait trop répéter quel rôle prépondérant joue le facteur individuel dans l’impression que laisse la Gœtterdaemmerung. Le nombre des spectateurs qui y sont retournés plusieurs fois est relativement petit, précisément parce que beaucoup n’ont pas eu le courage d’affronter un second effort de compréhension, qui les eût amenés presque inévitablement à revenir aux auditions suivantes. D’autre part, il ne semble pas que la majorité des spectateurs aient été fort émus par les beautés de l’œuvre. La Gœtterdaemmerung n’est point le fait du brave homme qui va au théâtre comme on va au cirque ou au music hall, pour se délasser. Les conversations entendues, un peu à tous les étages, mais plus particulièrement aux places numérotées, donnent une plutôt piètre idée de l’éducation musicale du public en général. Un des plus considérables facteurs du succès obtenu par le Crépuscule aura été la curiosité doublée de snobisme. Par contre les galeries hautes ont offert, comme à l’époque de Tristan et à celle des Maîtres Chanteurs, le spectacle d’une réunion de fervents véritables : C’est là que se célèbre le culte de l’idée Wagnérienne, c’est là que sont les purs disciples du maître de Bayreuth ; c’est là qu’il ne fait pas bon émettre de subversives opinions sur l’excès de longueur du premier acte, ou sur l’intérêt discutable de certains passages du second : c’est là enfin que j’ai failli être mis en pièces, comme jadis Orphée par les bacchantes, pour avoir osé une sacrilège comparaison entre l’appel ré bémol ut des cuivres, présageant le meurtre de Siegfried et les sonorités attristées et violentes à l’aide desquelles les pompiers font ranger les badauds sur le trajet de leurs équipages.

Il est intéressant de noter, d’ailleurs, que ce public des quatrièmes est aussi hétérogène que possible, toutes les classes sociales s’y coudoient : car l’éducation musicale par le drame lyrique a ceci de très particulier, qu’elle a pénétré simultanément et d’une