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À TRAVERS LA PRESSE

Les Troyens de Berlioz

Nous reproduisons ci-dessous des extraits d’une chronique d’Albéric Second parue dans l’Univers illustré, du 25 octobre 1860, où le spirituel écrivain relate comment il assista à la première lecture des Troyens :

. . . . .

« Je fumais un londrès mélancolique dans le passage de l’Opéra, lorsque je rencontrai Hector Berlioz.

— Qu’avez-vous ? me demanda-t-il.

— Je suis triste.

— Pourquoi ?

— Parce que je m’ennuie abominablement.

— Et pourquoi vous ennuyez-vous ainsi ?

— Ma foi ! je serais fort en peine de le dire.

— Eh bien, rentrez chez vous : lisez la lettre qu’on vous a portée de ma part ce matin ; acceptez mon invitation pour ce soir, et, quand vous sortirez de chez moi, à minuit, si l’ennui vous tient toujours, vous saurez du moins pourquoi vous vous ennuyez ; ce sera toujours ça de gagné.

— Vous plaisantez, mon cher Berlioz ; on ne s’ennuie pas chez vous.

— Je verrai bien si vous êtes encore de cet avis dans douze heures.

— Pour quelle cause voudriez-vous que mon opinion de minuit différât de mon opinion de midi ?

— Parce que vous ne savez pas quel piège je vous tends.

— Un piège, dites-vous ?

— Ni plus, ni moins.

— Expliquez-vous, de grâce !

— C’est ma lettre qui fournira l’explication souhaitée.

Et Berlioz s’éloigna sans qu’il me fût possible de lui arracher une parole de plus. Cinq minutes après he décachetais son billet que je reproduis littéralement.

  « Mon cher ami,

Si vous êtes de force à endurer la lecture de mes Troyens, venez prendre une tasse de thé chez moi, ce soir à neuf heures. Quelques amis courageux y assisteront, et je serais bien aise de vous compter parmi mes victimes.

Tout à vous.

H. Berlioz ».

Personne n’ignore parmi les abonnés du Journal des Débats surtout, que l’auteur de la Symphonie fantastique n’est pas seulement un de nos plus éminents compositeurs. Tous ceux qui ont lu les Soirée de l’orchestre et les Mémoires d’un musicien savent que Berlioz est un écrivain du plus incontestable mérite. Ce qu’on ne sait pas encore, par exemple, c’est qu’il vient de terminer un opéra en cinq actes, intitulé les Troyens, dont il a écrit le poème et la partition, et, pour ma part, j’étais à mille lieues de soupçonner que le « ciel en naissant l’eût créé poète. »

À neuf heures je sonnais au numéro 4 de la rue de Calais, je montais l’escalier, et j’étais introduit dans le salon de Berlioz où m’avaient précédé les « quelques amis courageux » que l’auteur des Troyens avait la modestie d’appeler « ses victimes ». C’étaient MM. Duprez, l’ex-grand artiste de l’Académie Impériale de musique ; Émile Perrin, dont l’habile direction laissera de longs souvenirs au théâtre de l’Opéra-Comique ; l’éditeur en vogue, Michel Lévy, et son heureux voisin de la rue Vivienne, Heugel, un Michel Lévy musical ; deux pianistes-compositeurs de beaucoup de talent, Edouard Wolff et son digne neveu Joseph Wieniawski plus un écrivain allemand dont j’ai le regret de ne pas savoir le nom[1].

À neuf heures et demie précises, Berlioz déploya le redoutable manuscrit, et après

  1. Cet écrivain allemand était le critique musical viennois Schelle.