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Debussy. Convulsés d’admiration aux pizzicati soleilleux du petit chef-d’œuvre qu’est l’Après-midi d’un faune, ils ont décrété l’obligation de se pâmer aux dissonances voulues des longs récitatifs de Pelléas. L’énervement de ces accords prolongés et de ces interminables débuts d’une phrase cent fois annoncée ; cette titillation jouisseuse, exaspérante et à la fin cruelle, imposée à l’oreille de l’auditoire par la montée, cent fois interrompue, d’un thème qui n’aboutit pas, toute cette œuvre de Limbes et de petites secousses, artiste, ô combien ! quintessenciée… tu parles ! et détraquante… tu l’imagines ! devait réunir les suffrages d’un public de snobs et de poseurs. Grâce à ces Messieurs et à ces dames, M. Claude Debussy devenait le chef d’une religion nouvelle et ce fut, dans la salle Favart, pendant chaque représentation de Pelléas, une atmosphère de sanctuaire. On ne vint plus là qu’avec des mines de componction, des clins d’yeux complices et des regards entendus ; après les préludes écoutés dans un religieux silence, ce furent, dans les couloirs, des saluts d’initiés, le doigt sur les lèvres, et d’étranges poignées de mains hâtivement échangées dans le clair-obscur des loges, des faces crucifiées et des prunelles d’au delà.

La musique est la dernière religion de ces siècles sans foi ; les auditions de Tristan et Parsifal entassent, au Châtelet, dans les places supérieures, une population ardente et figée d’hypnosme en tout point pareille à celle des premiers chrétiens assemblés dans les Catacombes ; mais, au moins, les adeptes de Wagner sont-ils sincères. Ils se recrutent dans toutes les classes sociales et l’humilité de vêtements, la laideur parfois sublime des visages contractés, témoignent de la ferveur et de la violence de leur foi : la religion de M. Claude Debussy a plus d’élégance ; les néophites en peuplent surtout les fauteuils d’orchestres et les premières loges, les stalles d’orchestre, aussi parfois, à côté de la blonde jeune fille, trop frêle, trop blanche et trop blonde à la ressemblance évidemment travaillée d’après le type de Mlle Garnde

Je regardais Lucie, elle était pâle et blonde

… et feuilletant d’une indolente main la partition posée sur le rebord de la loge, il y a tout le clan des beaux jeunes hommes (presque tous les debussystes sont jeunes, très jeunes), éphèbes aux longs cheveux savamment ramenés en bandeaux sur le front, visages mats et pleins aux prunelles profondes, habits aux collets de velours, aux manches un peu bouffantes, redingotes un peu trop pincées à la taille, grosses cravates de satin engonçant le cou ou flottantes lavallières, négligemment nouées sur le col rabattu quand le debussyste est en veston, et tous portant au petit doigt (car ils ont tous la main belle) quelques bagues précieuses d’Égypte ou de Byzance, scarabée de turquoise ou caducée d’or vert, et tous appareillés par couple. Oreste et Pylade, communiant sous les espèces de Pelléas ou fils modèles aux paupières baissées accompagnant leur mère, et tous, tous buvant les gestes de Mlle Garden, les décors de Jusseaume et les éclairages de Carré, archanges aux yeux de visionnaire, et, au moment des impressions, se chuchotant dans l’oreille jusqu’au fin fond de l’âme… Les Pelléastres ! »

Sur la nécessité d’entendre plusieurs fois la même œuvre pour la bien comprendre[1]

Les impressions de la musique sont fugitives et s’effacent promptement. Or, quand une musique est vraiment neuve, il lui faut plus de temps qu’à toute autre, pour exercer une action puissante sur les organes de certains auditeurs, et pour laisser dans leur esprit une perception claire de cette action. Elle n’y parvient qu’à force d’agir sur eux de la même façon, à force de frapper et de refrapper au même endroit. Les opéras écrits dans un nouveau style sont plus vite appréciés que les compositions de concert, quelles que soient l’originalité, l’excentricité même du style de ces opéras, et malgré les distractions que les accessoires dramatiques causent à l’auditeur ; la raison en est simple : un opéra qui ne tombe pas à plat à la première représentation est toujours donné plusieurs fois de suite dans le théâtre qui vient de le produire ; il l’est aussi, bientôt après, dans vingt,

  1. Nous trouvons dans les œuvres d’Hector Berlioz ce passage qui nous semble tout-à-fait d’actualité au moment où est représenté à Lyon le Crépuscule des Dieux dont la complexité effraie plus d’un amateur à la première audition.