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maître, la figure illuminée par son large sourire, nous disait : « J’ai bien travaillé pendant mes vacances, je crois que vous serez contents », nous étions certains de la prochaine éclosion de quelque chef-d’œuvre. Alors, sa joie était de trouver dans son existence si occupée une ou deux heures de liberté pour rassembler ses élèves de prédilection : Henri Duparc, Camille Benoît, Ernest Chausson et l’auteur de ces lignes, et leur jouer au piano l’œuvre nouvellement terminée, en exécutant les parties vocales avec un organe aussi chaleureux que grotesque. Il ne dédaignait même point de nous demander nos avis et, bien mieux encore, de s’y conformer, si nos observations lui paraissaient fondées. – Assiduité constante dans le travail, modestie et conscience artistique, tels furent les points saillants du caractère de César Franck ; mais il est encore une qualité, bien rare, celle-là, surtout (il faut bien l’avouer) chez les artistes, que Franck posséda a un très haut degré : ce fut la bonté, la calme et sereine bonté, et c’est bien à juste titre qu’on a pu lui appliquer le nom de Pater seraphicus. Son âme, en effet, ne put jamais concevoir le mal ; jamais il ne voulut croire aux basses jalousies que son génie suscitait chez la plupart de ses collègues… et non chez les moindres ; il passa dans la vie les yeux levés vers un très haut idéal, sans soupçonner les vilénies et les injustices dont il fut fréquemment l’inconsciente victime.

Cette disposition était même poussée chez lui à un point tel qu’il ne s’est jamais aperçu de l’indifférence du public à l’égard de ses œuvres, bien trop élevées et trop hautement conçues pour être comprises par des contemporains. Les quelques applaudissements de ses amis disséminés dans une salle de concert lui donnaient l’illusion d’une approbation unanime, et il ne manquait jamais, après une exécution, de s’incliner à plusieurs reprises, ravi de la jouissance que lui avait procuré à lui-même l’audition de son œuvre, vers une assistance sinon hostile, au moins étonnée et complètement déroutée de ses habitudes.

Dans l’été de 1890, pendant une de ses journalières courses à pied, dans les rues de Paris, le maître, absorbé peut-être par la recherche de quelque idée musicale, ne sut pas se garer du choc d’un omnibus dont le timon le frappa violemment au côté. Insoucieux de la douleur physique et des soins corporels, Franck continua sa vie ordinaire de fatigue et de travail, mais bientôt, une pleurésie s’étant déclarée, il était forcé de s’aliter et succombait quelques semaines plus tard.

Tel fut l’homme moral.

Quant au physique, quiconque coudoyait dans la rue cet être toujours pressé courant plutôt que marchant, aux vêtements trop larges, au pantalon trop court, au visage grimaçant et distrait, encadré dans des favoris grisonnants, ne pouvait, certes, se douter de la transfiguration qui s’opérait alors qu’il expliquait ou commentait au piano une œuvre de beauté ou qu’il préparait à l’orgue l’une de ses géniales improvisations. Alors la musique l’enveloppait, telles ces auréoles dont les peintres primitifs encerclaient leurs figurent d’anges ou de saints ; alors seulement on remarquait l’identité presque complète de son large front avec celui du poète de la ixe Symphonie ; alors on se sentait subjugué, presque effrayé par la présence palpable du génie qui rayonnait autour du plus noble et du plus haut musicien que la terre française ait possédé depuis Rameau.

(À suivre)

Vincent d’Indy
    1. Franck ##