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le chevalier repentant décide d’arrêter la bataille ; il supplie la reine d’accepter, elle aussi, l’expiation, et comme elle refuse, il la quitte et s’élance au milieu des combattants. Genièvre, restée seule, s’épouvante à la pensée d’ « une inutile vie, sans gloire et sans amour », et, sans une hésitation, se décide à mourir et s’étrangle…

Dans la plaine nue, près de la mer, des soldats ont recueilli Lancelot, qui semble mort ; le chevalier se ranime pourtant, et, avant d’expirer, obtient d’Arthus son pardon. Et maintenant, le roi est seul. Il souffre du deuil et de la trahison, il voit avec désespoir l’inutilité de tous ses efforts, l’œuvre de sa vie détruite ; s’abîmant en une prière, il demande à Dieu l’apaisement. Alors, comme en une extase, il s’entend appeler au loin. Des voix soutenues par de mystérieuses harmonies vocales l’invitent à la paix et à l’oubli ; les derniers rayons du soleil éclairent, sur la mer immobile, une féérique nacelle qui vient emmener le roi aux régions lointaines où il connaîtra le doux repos, en attendant l’heure de reparaître « pour reprendre sa grande œuvre et livrer de fiers combats ».

Avant de nous livrer à aucune considération sur ce drame, il est bon d’en examiner les sources et de voir comment Chausson a utilisé les données de la légende.

Les événements résumés dans le drame qui nous occupe sont empruntés à la Mort d’Arthus, qui est la dernière partie des Romans en prose, « œuvre de romanciers successifs dont un assembleur ou réviseur a plus tard rapproché, rejoint, interpolé et continué les diverses parties[1] ». Dans ce récit, il est dit qu’Agravain l’orgueilleux, neveu d’Arthus, s’étant aperçu que Lancelot aimait la reine Genièvre, en informa Arthus, qui répondit :

Beau niès, ne dites jamais ceste parole, car je ne vos en croi pas. Je sais bien que Lancelot nel

penseroit en rule manière ; et se il onque i pensa, je sai bien que force d’amor li fist fère, encontre qui, sens ne raison ne peut durer[2].

Cependant, à la suite d’événements complexes, qu’il serait oiseux de rapporter ici, Arthus cède devant l’insistance de Gauvain, frère d’Agravain, et, laissant à son autre neveu Mordred le soin de veiller sur Genièvre, livre bataille à Lancelot. Mordred trompe la confiance du roi, et c’est en frappant ce deuxième traître qu’Arthus reçoit une blessure mortelle. Alors, le roi fait jeter par un chevalier son épée Excalibur dans un lac, puis reste seul sur le rivage de la mer ; le chevalier, en s’éloignant, voit une barque féérique de laquelle descendent plusieurs dames vêtues de blanc, et à leur tête Morgain, sœur d’Arthus. Elles entraînent le roi et le transportent dans la nacelle. Genièvre et Lancelot finissent leur vie sous l’habit religieux.

On voit combien tout cela est plus superficiel et plus compliqué que dans la version d’Ernest Chausson. Le poète, par les simplifications qu’il a opérées, a su ramener l’histoire d’Arthus, de Lancelot et de Genièvre à une forme probablement semblable à celle de cette histoire, avant toutes les amplifications dues à l’imagination des poètes brodant à loisir sur la donnée première, ou à la confusion de légendes diverses. Mais en même temps, une psychologie plus profonde s’est substituée au badinage anecdotique et volontiers grivois des romans ; l’action s’est intériorisée pour ainsi dire, et la tonalité générale en est devenue grave. Le dénouement, au lieu de résulter de la complexité de l’intrigue, est la conséquence des pensées, des sentiments, de la volonté des héros ; on observera, d’ailleurs, dans toute œuvre moderne inspirée d’une œuvre ancienne, ce double processus de simplification extérieure et d’accroissement de

l’intensité psychologique.
  1. Paulin Paris, Romans de la Table ronde, tome v, p. 295.
  2. Ibidem, t. v, p. 333.