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expression, et si riche de pensées et de sentiments sous-entendus que certains de ses vers inébranlables seraient à eux seuls le thème d’une symphonie entière. Certes l’oreille à la longue se lasse de la puissance et de la beauté aveuglante de leurs poèmes, et il est des jours où nous préférons la caresse subtile, la vague et troublante harmonie de Verlaine. Mais à ce moment essayons de secouer cette vapeur de rêve qui noie ainsi les contours précis des choses. Regardons ces œuvres en face, et, impitoyables, cherchons-y cette perfection du détail. Nous ne la trouverons jamais. Au contraire souvent le mot juste est sacrifié au mot chantant, l’épithète caractéristique à l’épithète musicalement évocatrice. Le texte musical qui souligne ces œuvres fera saillir comme un verre grossissant les moindres défauts et, nous, que les ariettes auront charmés à la lecture, nous souffrirons à voir comme la musique, si exquise soit-elle, de Debussy, nous fait paraître le texte inégal et vide. Pourquoi ? Cette poésie est une musique elle-même, j’entends la suite vague de cadences et d’assonances qu’on est convenu d’appeler musique du vers. Le poète n’a jamais cherché à étreindre, à fixer solidement sa pensée en une expression précise et nette. Au contraire il s’est plu à la dissiper dans le mystère charmeur d’une suite d’harmonies fuyantes. Si vous substituez à cette musicalité une vraie musique, devant cette redoutable intrusion l’âme légère de cette petite pièce s’enfuit. Il ne vous reste que le vague et l’inégalité, inévitable contre-partie de la nature de son inspiration.

Non seulement le poème y perd, mais la musique est sans objet. Autant faire une pièce instrumentale. On ne remarque pas d’habitude les inconvénients que nous venons de signaler, parce que jamais on est attentif aux paroles d’un lied. On a le tort de l’écouter comme on écoutait la romance. On n’y cherche plus comme

autrefois la carrure des phrases, le charme monotone du refrain. Mais on attend des harmonies troublantes, d’intéressantes dissonances, des rythmes imprévus. Et jamais on ne se rend assez compte qu’on nous présente une œuvre double, une musique qui a l’intention de compléter, d’agrandir une poésie, et un poème qui confie à la musique le soin de rendre tout l’inexprimé qui subsiste entre ses lignes. De là vient que jamais on ne songe à regretter l’harmonie toute différente dont la musique a dépossédé le vers. Il est certain que, si le poète et le musicien veulent fructueusement collaborer, il faut que chacun se propose un but tout différent. Autrement ils se nuisent réciproquement. C’est une surcharge contraire à tout principe esthétique. Le musicien nous fait alors l’effet d’un auteur dramatique qui écrirait un drame adapté à une pantomime. Il y aurait une outrance des plus grossières dans le fait d’un mime joignant la parole à sa gesticulation, qui n’a elle même d’autre but que d’exprimer, sans les mots, tout ce que peuvent signifier les mots.

Du reste le musicien peut perdre lui-même à ce travail stérile. Un musicien me faisait remarquer à la représentation d’Esther, comme par moment la magnifique envolée lyrique de Racine, la puissance de ses strophes et ses rythmes, la sonorité pleine et variée de son vers reléguaient au second plan, et dominaient jusqu’à anéantir la musique gracieuse, mais un peu frêle, de Moreau.

D’autre part nous avons vu que dans d’autres cas c’est le poème qui s’effrite, au contact des phrases musicales. Il ne faut donc pas que le poète fasse lui-même œuvre de musicien. Bien entendu nous voulons parler de ce genre de musicalité qui réside dans les choix des voyelles, dans un vague balancement de la phrase et dont Verlaine nous donne l’exemple.

La musique des vers de Racine est d’un