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l’extrême simplification des procédés harmoniques, et tout spécialement la fréquence des tierces au chant et à l’orchestre, intervalle banal qui n’est point dans les usages wagnériens. Tout concorde dans ce final de Siegfried à donner une impression de bonheur d’arrivée au but, de satisfaction plénière des sens comme de l’âme, d’assouvissement et de repos.

Le duo de Tristan (comme toute la partition d’ailleurs) peut se caractériser musicalement d’un mot. C’est du chromatisme maladif. L’impression au théâtre en est affreusement troublante, je dirais presque douloureuse. Le thème de l’Amour uni à la mort donne peut être la plus profonde et la plus angoissante sensation qu’un cœur humain puisse ressentir. Et pour ceux-là même qui ne cherchent dans le théâtre qu’un délassement, et à qui les joies de l’analyse thématique sont lettres mortes, l’audition de la phrase finale « Ô chère nuit, Ô douce nuit ! » et une révélation d’au delà. Le spectacle de l’amour de Tristan et d’Isolde est plus poignant, plus douloureux que celui même de leur mort, où l’on retrouve au contraire une exquise sensation d’apaisement[1]. Jamais musique ne fut plus adéquatement appliquée à son objet. Jamais plus littérale traduction d’un sentiment humain ne fut obtenue par cet interprète fluide, flou et fuyant qu’est la mélodie.

Siegfried et Tristan, par les deux scènes que nous avons prises comme modèles, représentent donc l’expression poétique et musicale des deux directions opposées que peut prendre dans l’âme humaine la passion amoureuse, l’un incarnant son aboutissant normal qui est le désir assouvi par l’union sexuelle, l’autre représentant la forme purement psychique qui est le désir insatiable de l’infini et

de l’absolu. Réaliser thématiquement et harmoniquement d’une façon à la fois saisissante et précise de pareilles analyses psychiques est l’oeuvre, et comme la caractéristique du génie.

Edmond Locard


réflexions musicales

DE LA SIMPLICITÉ

EN MUSIQUE
et de l’Architecture dans sa Composition
(suite)

J’aurai recours, pour démontrer cette proposition, à un parallèle entre l’architecture et la musique. Les rapports entre les deux arts sont en effet intimes et nombreux. Hegel les énonça, si je ne me trompe, pour la première fois, et Beethoven, son contemporain connut sûrement les théories du philosophe allemand. De nos jours les compositeurs modernes (symphonistes) ont repris et développé ces mêmes théories, de manières diverses, mais tendant toujours aux mêmes résultats : la nécessité de la forme dans les œuvres symphoniques et la prédominance de la tonalité en tant que base et guide de cette forme.

Une symphonie est absolument assimilable à un monument, mais, entendons-nous bien, ceux-là se trompent du moins partiellement, qui croient définir cette analogie en appelant la musique « une architecture de sons ». Considérée dans ses sons, une œuvre musicale ne donnera jamais qu’une surface, ou mur, dont les notes seraient les pierres. Or, un mur est œuvre de maçon et nullement d’architecte. — Maintenant, me direz-vous peut-être, il y a beaucoup plus de maçons que d’architectes ?… C’est parfaitement

  1. L’importance du jeu scénique est capitale dans l’œuvre wagnérienne. Le maître lui-même se loue de l’interprétation de cette scène lors de la création de Tristan en 1865. M. et Mme Schnorr de Carolsfeld avaient été chargés des deux rôles principaux. « Jamais, dit Wagner, on ne vit une telle identification des acteurs avec les personnages, un tel degré d’oubli du monde réel ; un abandon si complet en scène paraissait tout au plus acceptable, en Allemagne, et seulement entre époux. » M. et Mme Heinrich Vogl reprirent les rôles en 1865 ? Vogl jouait encore Tristan à Bayreuth en 1892, et à Munich en 1894 où je l’ai vu. Tous les Lyonnais se souviennent de l’admirable incarnation d’Isolde qu’était Mme Janssen, lors des représentations de 1901.