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jour… confonds nos cœurs et nos êtres dans les profondeurs sacrées du gouffre obscur… », et après d’étranges et d’angoissantes dissonances, d’une dysharmonie prenante et voulue, l’accord des voix se résout en un mouvement lent, pianissimo, en des intervalles de tierces mineures reposants et doux[1].

« Prenez garde, clame Brangæne, du sommet de la tour, prenez garde, l’heure avance, l’ombre fuit ». La plus suave mélodie chante aux violons et aux flûtes, peignant le retour de l’aurore prochaine. La réponse d’Isolde « Qu’importe l’heure ! », le golfe mystique l’a faite avant l’héroïne, en chantant doucement le thème du Recueillement ou de l’Extase. « Laisse la mort l’emporter sur le jour… notre amour, notre ardent amour, est-il rien qui puisse l’éteindre ?… l’amour. Isolde, peut-il mourir si son essence est éternelle ? » Et, ardemment, d’une voix grave, ils répètent tour à tour la phrase sacramentelle, qui va désormais dominer la scène, le thème de la Mort unie à l’Amour : le trémolo des cordes avec sourdines va croissant, puis le chant de l’archet s’unit à la voix, en un dessin harmonique, d’une impression effroyablement lugubre et passionnée « Mourons tous deux pour être unis dans l’espace sans limites, dans un monde qui n’abrite ni douleurs, ni vains soucis, vers les plaines éternelles… » et sur d’inouïes variations d’orchestre, tantôt déchaînées et formidables, tantôt d’une douceur infinie, les deux amants entonnent l’hymne à la Nuit, où le thème de l’Ardeur d’Amour s’unit, à celui de l’Extase, coupé par l’apoggiature surnaturelle du thème de la Transfiguration : « Ô douce nuit, nuit éternelle, gouffre éternel, où sans effort je me plonge et m’abîme, sur nous referme toi ! Ô douceur, ô paix profonde, vivre ensemble loin du monde, loin du jour ! Dans l’espace sans limite, dans les siècles infinis, à jamais, soyons unis à jamais ! » Et par un crescendo rapide, les voix progressant par demi-tons chromatiques se répondent, puis s’unissent en un cri dont les syncopes et l’éclat final constituent la plus expressive représentation musicale du délire amoureux poussé à son paroxysme tandis que

l’orchestre qui d’abord a renforcé les voix par la progression chromatique de ses septièmes augmentées, se résout en la dysharmonie violente d’un accord de septième de sensible altéré par augmentation de la tierce d’un demi-ton diatonique, au moment où le roi Marke survient avec le traître Mélot, surprenant le couple enlacé.

On voit par cette brève analyse combien sont opposés les situations et les caractères des deux œuvres wagnériennes. Dans l’une comme dans l’autre des deux scènes que nous avons choisies comme les plus typiques, l’amour règne seul, absolu, et sans combat : toute autre notion devient étrangère aux personnages : les autres facettes de leur personnalité subissent un effacement complet. L’élément amour se trouve là, pour ainsi parler, à l’état pur. C’est là le point commun des deux Actions. Examinons quelles en sont les différences.

Une certaine école musicographique a voulu retrouver dans l’Anneau du Niebelung, le symbolisme cosmogonique évident des sources primitives, c’est à dire des Eddas, des Chants des îles Fœrëo, ou des Niebelungennôth. Siegfried ou Sigurd dans ces poëmes incarne le Soleil, et Brünnhilde, la Terre. Certains passages du Ring permettent de croire que Wagner, sans attacher plus d’importance qu’il ne convient à cette interprétation ne l’a pas rejetée absolument. L’entrée en scène du héros au 2e comme au 3e acte coïncide avec le lever du jour : le duo qui termine le drame symboliserait en ce cas le Soleil du Printemps éveillant la Terre. Le salut de Brünnhilde à la lumière, s’adresserait alors à Siegfried lui-même : « Salut à toi, soleil ; salut à toi, lumière ; salut à toi, splendeur du jour. » Je ne pense pas qu’il faille prendre à la lettre une telle version : il en faut plutôt adopter le sens figuré. Siegfried caractérise la Vie, l’Action et la Joie, dont la splendeur astrale n’est que la matérielle représentation. Il arrive auprès de Brünnhilde ignorant de l’amour : la Walkyrie de son côté, a de l’amour humain sinon une incompréhension totale, du moins une notion imprécise. Chez l’un comme chez l’autre, les sens n’ont point parlé. Ils s’éveillent

chez le héros à la vue de Brünnhilde
  1. Partition, p. 155 à 161. Remarquer pour le chant les secondes et secondes diminuées p. 158, p. 160, l. 3, p. 161, l. 2.