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Il en va tout autrement de Wagner, chez qui le poème et la composition sont d’une unité, d’une fusion rigoureuses. Chez lui l’expression d’un sentiment de même nature se traduit avec une infinie variété de formes suivant le caractère des personnages et selon l’influence du milieu. Il n’en est pas de plus bel exemple que l’amour de Tristan et Isolde et celui de Siegfried et de Brünnhilde. Je veux essayer de démontrer que la passion la plus exaltée, la plus éperdue, portée au même degré dans les deux cas, a pu être exprimée par un même auteur, à la même époque, avec les mêmes procédés, la même méthode, le même faire, de deux façons diamétralement opposées, parce que cet auteur qui était métaphysicien autant et plus que compositeur, a su comprendre et exprimer qu’une même passion prend des aspects radicalement contraires suivant qu’elle éclôt sur tel ou tel terrain. Et c’est là que se trouve, à mon sens, la plus indiscutable preuve du génie wagnérien.

Siegfried et Tristan ont été composés à la même époque : on pourrait presque dire qu’ils ont été rêvés ensemble et simultanément écrits. Le poème de Tristan fut achevé en effet au printemps de 1857 alors que le Ring était déjà en partie édifié[1]. En 1856 déjà « le sujet de Tristan avait pris une telle intensité dans la pensée de Wagner que le maître ne pouvait que difficilement s’en débarrasser l’esprit pour continuer le travail du Ring[2]». On lit dans une lettre adressée à Listz à la fin de 1854 : « Par amour pour mon jeune Siegfried, le plus beau rêve de ma vie, il faut bien que je finisse de composer ma musique de l’anneau du Niebelung… mais comme je n’ai jamais goûté dans ma vie le véritable bonheur d’amour, je veux encore élever un monument à cet amour, le plus beau de tous nos rêves… j’ai projeté un Tristan et Isolde. »

On le voit, il y eut simultanéité entre la production des deux chefs-d’œuvre. La différence d’expression qu’on y observe devra donc bien être attribuée à la libre volonté et à la réflexion de l’auteur, non à la différence de manière inhérente à l’évolution de tout compositeur,

et telle que Lohengrin et Parsifal en fournirait un merveilleux exemple.

Le plan de cette étude consistera donc en l’analyse successive des personnages de Siegfried et Brünnhilde, de Tristan et d’Isolde, et spécialement des deux scènes célèbres qui représentent comme le point culminant de l’expression passionnelle : j’essaierai ensuite de montrer en quoi ces deux scènes différent, et comment, dans l’une et l’autre, l’interprétation thématique et harmonique correspond adéquatement aux états d’âme que Wagner a voulu dépeindre.

« Ce fils s’appellera Siegfried, celui qui est joyeux dans la victoire. » Dans cette phrase de la Walküre est résumée toute la psychologie de Siegfried. La joie, telle est en effet la caractéristique de cette âme inconsciemment héroïque. On ne peut que répéter ici l’excellente et précise analyse d’Ernst. Siegfried, dit-il, a quatre qualités maitresses : la Joie, la Jeunesse, l’Action, la Liberté. Sans multiplier inutilement de trop nombreuses citations, rappelons quelques épithètes typiques par quoi les divers acteurs du drame le désignent et le peignent : Lachender Held, Lust der Welt, Liebesfroh. Héros joyeux, joie du monde, joie d’amour, ainsi l’appelle Brünnhilde[3]. Hagen le nomme Der Ûberfroher Held, le héros très joyeux[4]. L’idée de sa jeunesse revient à chaque instant : c’est Fafner qui l’appelle : enfant aux yeux de clarté[5] et Brünnhilde : enfant héros, et plus loin enfant de joie[6]. Son activité n’est pas moins remarquée : Mime l’appelle le prompt, et Hagen, le héros rapide (Geschwinder Held). De Hagen aussi ce mot typique : Il chasse joyeux à l’action[7].

Sa force physique est merveilleuse, il mène un ours en laisse (acte i. sc. i). il brise les épées, coupe une enclume en deux (acte i sc. iii), porte le corps du dragon à

  1. Le Rheingold, la Walküre et Siegfried, jusqu’aux Murmures de la Forêt étaient achevés.
  2. Alfred Ernest : L’Art de Richard Wagner. 1893.
  3. Siegfried, iii. iii.
  4. Gotterdammerung i.
  5. Du helläugiger Knabe, unkund deiner selbst, littéralement : Toi aux yeux de clarté enfant, ignorant de toi-même (Siegfried, acte ii.)
  6. Hort der Welt, Kindicher Held, trésor du monde, enfant héros, et plus loin, wonniges Kind, (Siegfried, acte iii. sc. iii.)
  7. Jagt er auf Thaten wonnig umher.