Page:Revue L’Art moderne-3, 1887-1889-3.pdf/140

Cette page a été validée par deux contributeurs.

tendance vers le clair obscur et l’énigme, si bien qu’à lire Barbey on se croit dans quelque monde, certes, réel, mais illuminé autrement — et cette lumière, plutôt morale que matérielle, semble comme sortir du cœur étrange et prodigieux, du cerveau excessif et tragique de ses héros et de ses héroïnes. C’est là assurément le miracle accompli en dehors de tout le prestige de la composition et de la construction esthétique des livres. C’est aussi ce qui maintiendra toujours Barbey hors de portée de cette plèbe de lecteurs, qui n’a pas épargné Zola.

Son style ? — une merveille. Style à coups d’épée mêlés à des bannières, non pas style travaillé mais style trouvé, de génie, avec, souvent, des négligences ou des audaces de phrases, avec, toujours, des tout à coups d’images inattendues, style caparaçonné, écussonné, fleuronné, style armorié, style impérial, style héraldique.

L’influence de Barbey d’Aurevilly sur les écrivains de ces dernières années est nette. Il nous fait songer, lui, l’écrivain religieux et chevaleresque, lui, à la fois mis en suspicion par les prêtres et regardé d’un œil louche par certaines sommités aristocratiques, à quelque grand maître d’ordre militaire proscrit, à quelque chef de Templiers littéraires en plein xixe siècle. C’est bien cela. Si les mœurs le permettaient encore, combien volontiers on lui dresserait un bûcher pour qu’il y montât avec ses féaux, les Bloy, les Villiers et les Péladan. Ses audaces de plume, ses vivisections d’âme, ses mots en fers rouges dardés, effarouchent, et l’on aime à traiter d’hérétique ou de fou ce dernier peut-être écrivain catholique dont le talent vaut et domine. Ses œuvres, aucun évêque de Tours ne les voudrait approuver, et telle la platitude bigote des croyants contemporains, qu’un Laserre quelconque peut seul, au vu des chanoines, tremper sa plume dans les bénitiers. La littérature catholique est devenue une bondieuserie écrite.

Au reste, que Barbey d’Aurevilly soit ou non reconnu par ceux qu’il a servis, ses livres sont d’un trop merveilleux écrivain pour que cette circonstance ait quelqu’influence sur leur avenir. Ils sont loués aujourd’hui par tous ceux, catholiques ou non, qui se laissent conquérir par n’importe quel souci d’art.

Leur fait a été de déterminer — voici six ou sept ans — la réaction des jeunes romanciers contre l’exclusive domination naturaliste. Zola tout chair, tout sang, tout muscles, tout instinct presque, avait barré de son génie la grand’route littéraire. Ceux dont les nerfs ductiles et les rêves s’en allaient au delà de cette barrière se servirent des écrits de Barbey d’Aurevilley comme d’un drapeau. C’est alors que le plus éclatamment la gloire s’est arrêtée sur lui, une gloire presque posthume, puisque l’âge avait déjà neigé, depuis combien d’hivers ? sur cette tête aujourd’hui sans date.


LES DRAMES DE PROVINCE

Mort étrange de Mme Tissandier, femme de ce
professeur d’histoire naturelle[1]

Ciel par trop maussade et rancunier délugeait en aiguilles grises depuis la veille. Et déjà crépuscule fin septembre s’insinuait, derniers parapluies de la sortie de l’arsenal, pataugeant dans la boue jaune ocreuse — tritocarbonate de fer — de la rue de la Gare, la plus piétinée par dessous le balai de cette petite ville du Midi.

Au coin du balcon, derrière une explosion attardée de glycines d’un vert anémique, Mme Tissandier, cassée en deux, pâle comme un œuf, cousait de ses doigts fins transparents comme de l’ambre. Rapetassait serviette éreintée et flasque de son mari. Vingtième fois, au moins. Rancœur, idéal autrefois, comprenez ?

Près d’elle, boulotte, ferme et rose, son inséparable, Mme Lalande, femme du professeur de comptabilité et arpentage, tricotait un fichu au crochet d’ivoire.

Ce soir-là, rentrée internes au lycée ; omnibus d’hôtel passant au galop, cliquant du fouet, chahutant les malles de la plate-forme, avec cargaison d’internes en livrée, un, parfois entrevu dormassant sur son sac à linge, jouant le vanné de la noce suprême.

— Tu verras, soupira Mme Tissandier dans un bâillement étouffé, ça te semblera tout drôle ensuite, après ce gros crochet, de travailler avec un petit crochet d’acier.

— J’en ai fait un bon morceau depuis hier, dis ? fit Mme Lalande après un silence.

— Oh ! tu auras fini le fond avant la nuit, tu pourras commencer les entre-deux.

— Tu crois ? Claire aussi se fait un fichu, mais elle, elle commence par faire une chaînette et travaille là-dessus jusqu’à ce que les quatre côtés soient égaux.

— Oui, je sais ; mais il vaut mieux travailler un fichu en rond, parce qu’autrement, après, ça fait des pointes.

Mme Tissandier se redressa, secouée de ses palpitations, prit un petit flacon dans son panier à ouvrage et avala deux granules de digitaline.

— Tu te tueras, fit Mme Lalande, tu devrais remplacer ces granules par des infusions de muguet, je t’assure.

Elles se turent. Un orgue de Barbarie, encore loin, se lamentait, chantant que « la donna è mobile », ce qui faisait hurler les chiens de garde de ces maisons perdues à l’extrémité de la ville,

En ce moment, parut, ouvrant la grille, un gamin en vareuse bleue des employés du télégraphe. Et d’en bas, il appela : pour M. Tissandier !

Une dépêche pour mon mari ! mon Dieu ! — Une dépêche peut retourner à neuf toute une existence, comme on retourne une manche d’habit fanée à l’extérieur !

Mais cette trouée d’azur à leur ciel de province — et à leurs ciels de lit, — se reboucha vite.

Ça venait de Pau, c’était signé Dagnous. Et elles éclatèrent de

  1. L’amusante nouvelle de Jules Laforgue que nous publions est absolument inédite (reproduction non auborisée). Elle a été lue au Salon des XX, le 4 mars dernier, par M. Teodor de Wyzewa et complète le résumé que nous avons donné de la conférence de celui-ci sur les Origines de la littérature décadente (voir nos deux derniers numéros).