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ÉPIMÉNIDE DE CRÈTE.

que je voulais lui consacrer ma vie entière. Elle sourit encore, mais tristement. C’est alors que je remarquai sur son beau visage une pâleur maladive ; on eût dit que le sang coulait décoloré sous la blancheur de sa peau. Inquiet de ne pas recevoir de réponse et croyant qu’elle n’osait parler devant tant de témoins, je la pressai de venir avec moi, hors de la maison, à l’entrée de cette belle vallée qui brillait à mes yeux de tous les souvenirs de notre enfance. Nous sortîmes. Le jour s’était éteint et, dans un ciel sans nuage, la lune montait, versant autour de nous sa lumière sereine. Dans cette transparence bleuâtre, Daphné me parut encore plus pâle. « Ô doux enchantement de ma jeunesse, lui dis-je, rêve des jours de travail et d’épreuves, ne veux-tu pas t’animer sous mon regard, ne veux-tu pas m’aimer ? » Alors elle se tourna vers moi pour me répondre, mais aucune parole ne sortit de sa bouche. Les dernières teintes de son visage s’effacèrent par degrés, et il me sembla que tout son être peu à peu s’atténuait et s’évanouissait. Ce n’était plus qu’une forme nuageuse, une vapeur qui s’élevait dans l’air en diminuant comme une mince fumée, puis la blanche vapeur se dissipa sur l’azur sombre du ciel, et à la place où elle avait disparu j’aperçus une étoile.

La perte de celle en qui reposait ma suprême espérance me perça au cœur, et je tombai comme mort. Quand je repris connaissance, je regardai en haut pour y chercher l’étoile ; mais il n’y avait pas d’étoiles à la voûte noire où mes yeux s’efforçaient d’atteindre. L’obscurité m’enveloppait pareille à la nuit d’une caverne. Appuyé sur mon bâton, je me relevai avec peine, et, tendant la main, je rencontrai une paroi de rocher. Le rude contact de la pierre m’avertit de veiller à mes mouvements. Me tenant immobile, je me mis à penser où j’étais. Alors le sentiment de la réalité me revint ; je compris que tout ce qui avait traversé mon esprit depuis que je me croyais sorti de la caverne n’était qu’un rêve, et j’admirai combien de choses peuvent tenir en peu d’espace, car je ne pouvais croire que je fusse resté longtemps assoupi.

« Maudite brebis, m’écriai-je, voilà que ce n’est pas assez qu’elle soit perdue, elle me fait encore perdre mon temps. Peut-être paît-elle tranquillement à quelques pas d’ici, tandis que je m’oublie dans ce trou noir ; sortons. »

Une petite lumière que je supposai venir de l’entrée de la grotte ne servit de guide. Je fis bien quelques faux pas, car je me sentais singulièrement alourdi ; mais enfin, me conduisant toujours sur cette lumière qui allait s’élargissant, j’arrivai à une ouverture étroite à travers laquelle je me glissai péniblement, car elle était tout obstruée de ronces. Je me trouvai alors au grand jour. Devant moi, le