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L’histoire qui s’écrit apres coup, en dehors des faits que l’on raconte et des personnages que l’on évoque, n’est jamais assez complète. Elle laisse toujours une part plus ou moins considérable au convenu, à la draperie, à l’interprétation, au système. L’historien a beau se transporter au cœur même de son sujet à force de passion et de science, on sent qu’il y est entré après en avoir fait le tour, mais qu’il n’a pas vécu de sa vie. De là l’intérêt des Mémoires, destinés à suppléer ce qui manque à l’histoire, et à nous donner, pour ainsi dire, le dedans d’un événement ou d’une époque dont elle ne nous donne que le dehors. César racontant ses batailles après les avoir livrées, Philippe de Comynes traçant l’originale figure de Louis XI et nous initiant aux ressorts de sa politique et aux particularités de son règne, après l’avoir tour à tour combattu et servi, le cardinal de Retz trouvant dans le récit de ses équipées turbulentes sa consolation, son dédommagement et sa gloire ; voilà le vrai caractère des Mémoires, dont la condition suprême et nécessaire est que celui qui les écrit en soit lui-même un des acteurs principaux et essentiels. Mais lorsqu’un écrivain plus ou moins célèbre, sous prétexte qu’il a été le contemporain de Napoléon, de lord Wellington, de Charles X et de Louis-Philippe, se croit en droit d’interrompre tout-à-coup sa propre biographie, et de narrer longuement les guerres de l’Empire, les péripéties de 1814 et 1815, les préliminaires et les suites de la révolution de juillet, sa personne n’est pas plus inhérente à son sujet que s’il nous parlait des guerres puniques d’après Tite-Live, ou des empereurs romains d’après Tacite. Son récit n’a et ne peut avoir ni les qualités de l’histoire, ampleur pénétration, profondeur, assimilation patiente et attentive, ni les mérites des Mémoires, vérité, familiarité, mouvement, individualité toujours présente dans l’enchaînement général des souvenirs et des faits. Que lui reste-t-il donc ? Hélas ! une spéculation d’écrivain, entée sur une spéculation de libraire.

Suivons cette triste manie dans ses gradations successives, comme les phrénologues et les peintres s’amusent, dit-on, à suivre les altérations graduelles de la face humaine depuis l’Apollon du Belvédere jusqu’à la grenouille et au singe. « Autrefois, écrivait il y a près de cinquante ans un spirituel critique, c’étaient les hommes d’état, les généraux, les négociateurs, qui publiaient des Mémoires, et leur histoire, liée à l’histoire publique, leur en donnait le droit, et promettait un véritable intérêt aux lecteurs. Mais lorsque les gens de lettres se furent persuadé, et, qui plus est, eurent persuadé aux autres, que ce qu’il y avait de plus important dans la société, c’était un philosophe et un académicien ; ils durent croire que c’était à eux à entretenir le public de tout ce qu’ils avaient fait depuis le berceau, de leurs enfantillages, de leurs espiégleries, de leurs bonnes fortunes, de leur mérite, de leur vertu, de leur succès, de leurs talents. ([1]) ». — Voilà le point de départ. M. de Féletz écrivait ces lignes vers 1805, et sa remarque s’appliquait aux philosophes du dix-huitième siècle, Ceux-ci

  1. Feletz, Mélange de philosophie, d’histoire et de littérature, tome iii.