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morte. » Nous nous arrêtâmes pour causer et à ce moment l’exilé sortit. Il me vit, me souhaita le bonjour et me dit : « Êtes-vous de retour ? Alors entrez si vous voulez. » J’entrai tout doucement et l’exilé me suivit. Elle me regarda : « Encore cet homme. Est-ce que vous l’avez appelé ? — Non, dit-il, je ne l’ai appelé, il est venu de lui-même. » Je ne me contins pas et je lui dis : « Mademoiselle, pourquoi êtes-vous irritée contre moi ? Est-ce que je suis un de vos ennemis ? — Oui, dit-elle, un ennemi, ne le savez-vous pas ? Un ennemi. » Sa voix était faible et douce, son teint était animé, son visage si agréable qu’il me semblait que je ne le regarderais jamais assez. Elle ne devait pas vivre longtemps.

« Je lui demandai pardon, car je ne voulais pas qu’elle mourût sans m’avoir pardonné. « Pardonnez-moi », lui dis-je, « si je vous ai fait du mal. » Je la regardai de nouveau, elle était irritée : « Pardonner, je ne vous pardonnerai jamais, croyez-le bien, jamais. »

Le conteur se tut de nouveau et réfléchit, puis il continua plus bas :

— La conversation reprit entre eux. Vous êtes un homme instruit, vous pourrez comprendre leur manière de parler et je vous dirai les paroles dont je me souviens. Ils se mirent à causer doucement et moi je prêtais l’oreille. Leurs paroles tombaient dans ma mémoire et je m’en souviens encore, mais je n’en saisis pas bien le sens. Il disait : « Comprenez donc, ce n’est pas le pardon qui est important, mais voyez quel est cet homme. — Pardonner, c’est une autre affaire, peut-être lui-même ne pardonnerait-il pas. » Et puis ils causaient d’une manière tout à fait étrange ; ils se regardaient l’un l’autre sans colère et avaient l’air de s’injurier en paroles. Il lui dit : « Vous êtes une sectaire. — Et vous, un homme froid et indifférent. — Vous savez bien que vous ne dites pas la vérité. — Peut-être », dit-elle en se mettant à sourire, « et vous, est-ce que vous avez raison ? — « Oui, moi, dit-il, j’ai raison. » Elle devint pensive, lui tendit une main qu’il saisit, puis elle le regarda et lui dit : « Peut-être avez-vous raison. » Moi, j’étais comme fou, je les regardais ; quelque chose me mordait le cœur. Elle se tourna alors vers moi, me regarda sans colère et me donna la main. « Voilà », dit-elle, « ce que j’ai à vous dire : jamais je ne vous pardonnerai ! entendez-le bien, nous sommes ennemis. Pourtant je vous donne la main, je vous souhaite d’être un homme. Je suis fatiguée », dit-elle, et je sortis.

« Elle mourut bientôt. Quand on l’enterra je ne pus la voir parce que j’étais de service chez le commissaire. Le lendemain, je rencontrai l’exilé. J’allai vers lui ; sa figure était décomposée. Il était de haute taille, son visage était sérieux. Autrefois il me regardait d’un air affable, à présent il me considérait comme un animal sauvage. Je voulus lui donner la main, mais il la repoussa et s’éloigna. « Je ne peux pas, dit-il, te voir à présent. Va-t’en, frère. Au nom de Dieu, va-t’en, mais si tu restes encore dans la ville, viens me voir. » Il baissa la tête, puis s’éloigna. Je me rendis à mon logement et j’étais tellement épuisé que pendant deux jours je ne pus prendre de nourriture. Quel chagrin !… Le troisième jour, le commissaire me fit appeler et me dit : « Vous pouvez à présent vous mettre en route, les papiers sont arrivés quoiqu’un peu tard. » Sûrement nous aurions eu à la conduire de nouveau, mais Dieu avait pris pitié d’elle et l’avait rappelée à lui.

« Il m’arriva encore quelque chose, ce n’était pas la fin. En nous en retournant, nous nous arrêtâmes à une station et nous entrâmes dans la chambre. Le samovar était sur la table ainsi que des hors-d’œuvre de toute espèce. Une vieille femme était assise et versait du thé à la patronne. C’était une vieille très propre, très petite, joyeuse et bavarde. Elle lui racontait ses affaires.

« — Voici, disait-elle, j’avais rassemblé tous mes effets et vendu la maison dont j’ai hérité, puis je suis partie pour aller rejoindre ma chère fille. Elle sera bien contente, pensais-je. Elle me grondera un peu, sera irritée, je sais bien qu’elle se mettra en colère, mais tout s’arrangera. Elle m’a écrit, elle m’ordonnait de ne pas venir. En aucun autre cas, je n’aurais osé aller vers elle… Eh bien cela ne fait rien. »

« C’était comme si quelque chose me frappait au cœur. J’entrai à la cuisine : « Quelle est cette vieille ? » demandai-je à la servante. Elle me dit : « C’est la mère de la demoiselle que vous avez amenée. » Croyez-moi, je faillis tomber à la renverse. La jeune fille vit à mon visage qu’elle m’avait causé du chagrin, elle me demanda : « Qu’as-tu donc ? — Plus bas, la demoiselle est morte. » Cette servante, il faut bien le dire, se livrait à la débauche, mais alors elle joignit les mains, se mit à pleurer et sortit de la maison. Je pris mon bonnet et je sortis aussi, j’entendais que la vieille causait avec l’hôtesse dans la salle et j’eus tellement pitié d’elle qu’il m’est impossible de l’exprimer. Je marchai tout droit dans la rue. Ivanov me rejoignit avec la téléga où je pris place.

« Voilà l’affaire. Le commissaire fit son rapport à son chef, disant que je visitais les exilés, et le colonel A… fit aussi le sien, assurant que j’avais protégé cette demoiselle. L’un vint confirmer l’autre et le chef ne voulut pas me proposer comme sous-officier. « Quel sous-officier ferais-tu, me dit-il, tu es une femme. Toi dans une prison !… imbécile !… »

« À cette époque, j’en pris mon parti et je ne regrettai rien. Je ne pus oublier la jeune fille et elle