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PÉRIODE DE KAMAKOURA

les rivages déserts, parce qu’elle craint l’homme. Il en est de même pour moi. Je me connais moi-même, et je connais le monde ; mon seul désir est de vivre tranquille, sans relations avec les autres ; c’est mon plaisir de n’être pas ennuyé. Les hommes qui sont dans le monde construisent des maisons, mais non pas pour eux-mêmes : c’est pour leur femme, leurs enfants, leur famille, pour leurs parents et leurs amis, pour leur seigneur ou leur professeur, pour leurs trésors, pour leurs chevaux et leurs bœufs. J’ai bâti cependant ma hutte pour moi-même, et non pour d’autres hommes. C’est que, dans l’état présent du monde, je ne trouve nul compagnon, pas même un serviteur en qui je puisse avoir confiance. Si je faisais ma hutte plus grande, qui pourrais-je y loger ? Les amis, en principe, sont des gens qui respectent les riches et qui estiment surtout ceux qui aiment à donner ; ils ne recherchent pas les hommes justes et bienveillants. Mieux vaut avoir pour amis la harpe et les flûtes, la lune et les fleurs[1]. Les serviteurs ne songent qu’aux récompenses et aux punitions, ne désirent que des largesses ; ils ne se soucient pas d’avoir la paix auprès de maîtres compatissants. Je préfère donc être mon propre domestique. S’il y a quelque chose à faire, je me sers de mon corps. C’est parfois ennuyeux ; mais c’est plus facile que de faire obéir les autres. Si j’ai besoin de marcher, je marche ; cela me donne une certaine peine, moindre pourtant que le souci de chevaux et de selles, de bœufs et de voitures. Je divise mon corps en deux : les mains, comme domestique ; les pieds, comme véhicule ; et ils sont dociles à souhait. Mon cœur, sachant ce que peut supporter mon corps, le met au repos lorsqu’il est fatigué et l’emploie, lorsqu’il est dispos. Même quand il use de lui, il n’en abuse pas ; et il ne le laisse pas non plus s’appesantir. D’ailleurs, il est sain de marcher et de se mouvoir ; pourquoi rester dans une paresse inutile ? C’est un péché de tourmenter et d’opprimer les autres hommes ; pourquoi emprunter la force d’autrui ?

  1. Expressions poétiques pour dire, tout simplement : la musique et la nature.