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VOYAGE

d’une admirable température ; la « féerie du ciel bleu » n’avait pas même été troublée par un simple nuage ; aussi les rameurs se livrèrent-ils à cet exercice avec une ardeur sans pareille ; parfois même ils chantaient pour se donner du courage.

Hugues, qui montait avec Wilkins le radeau aux provisions, l’engagea à profiter de la bonne brise pour hisser la voile. Le convict fut bientôt d’avis que ce vent favorable ne signifiait rien de bon, car, selon lui c’était le précurseur ordinaire de l’orage. Quoi qu’il en fût, il laissa la voile debout, car c’était autant de gagné, et il pourrait se reposer ainsi que le jeune Hugues.

Le voyage se prolongea donc sans encombre et sans interruption. Lorsque les navigateurs passèrent devant cette partie de la côte où ils avaient entrevu les sauvages deux jours auparavant, ils s’aperçurent que tout était rentré dans le calme ordinaire. Ils n’éprouvèrent cependant pas le désir d’aborder, fut-ce même pour quelques heures, et ils continuèrent leur route.

Bien leur en prit, car, en passant une demi-heure après devant un promontoire qui s’avançait vers la mer, leurs oreilles furent frappées par des cris stridents, poussés par une peuplade entière qui brandissait des armes et semblait leur adresser des menaces.

« Eh bien ! dit Hugues à Wilkins, pensez-vous encore qu’il vous serait possible de mettre en fuite tout ce monde-là comme un troupeau de moutons ? C’est à peine si je tenterais l’aventure ayant en main une bonne carabine et une paire de revolvers à la ceinture, bien entendu en votre compagnie et à l’aide de tous les autres sérieusement armés.

— Hélas ! cher Monsieur, je regrette fort le fusil que ce damné Black Peter nous a volé. Cette arme nous serait bien utile en ce moment, accompagnée de quelques autres. Mais ce n’est plus de cela qu’il s’agit ; le vent va virer avant qu’il soit peu ; gare à nous ! »

Hugues s’empressa de héler les voyageurs des autres embarcations pour leur annoncer la prédiction de Wilkins ; ce dernier avait comme matelot plus d’expérience qu’aucun de ceux qui étaient présents ; les jeunes gens, aussi bien que les femmes, éprouvèrent donc une certaine terreur. Arthur examina la côte afin d’y découvrir, si cela se pouvait, une plage favorable au débarquement mais il n’aperçut que des falaises contre lesquelles les vagues allaient se briser avec fureur, et c’eût été folie de chercher à atterrir en cet endroit.

Peu à peu le ciel s’assombrit, et l’on entendit le bruit du vent avant d’en ressentir les effets. À peine Hugues et Wilkins eurent-ils le temps d’abattre leur rude voilure ; à ce même instant le radeau fit un tour sur lui-même et on le vit s’élancer en avant des deux canots dans la direction d’un tourbillon qui écumait à un mille de distance.

Arthur et son père firent alors force de rames pour se porter au secours des pauvres rameurs du radeau, sans songer au sort qui les attendait peut-être à leur tour.

Le catimaron de Wilkins, dépourvu de sa voile, allait plus doucement, mais il talonnait sur des récifs. Bientôt on put entendre la voix du convict qui criait :

« Évitez de tomber dans le courant du tourbillon ; jetez-nous une corde. »