Qu’on nommait Marguerite ?
Oui, tu te souviens bien…
Quoi, cette enfant aussi ?
Comme de sa candeur Lavater prend souci !
Elle amène avec elle une jeune cousine,
Belle à mourir d’amour, qu’au théâtre on destine.
L’as-tu vue ?
Schiller court réunir nos amis.
Que nous serons nombreux ?
Le plaisir nous fuira, si tu prends cet air triste.
Allons, tends-moi ta coupe, et buvons tour à tour !
Pour moi, voici mon toast : aux femmes ! à l’amour !
Vous ?
À la poésie !
Ah ! bien !
À la science !
Ah ! bravo ! toasts menteurs, portés sans conscience,
Nous avons bu chacun pour autrui, c’est poli.
Mais ce n’est pas sincère, et Goëthe en a pâli :
Je bois aux femmes, moi qui suis sans courtoisie,
Montrant Goëthe.
Pour toi qui vis d’amour.
Qu’il célèbre.
Toi, pour lui, la science, il faut recommencer.
Qui réglera les toasts ?
Moi, pour tous je m’en charge ;
Remplis donc jusqu’aux bords la coupe quoique large.
Goëthe, boit à l’amour en amant malheureux.
À l’amour de Werther, à l’amour songe-creux ;
Non, je ne souscris pas.
Lavater boit, froid ! calme ! impassible ! à l’extase !
À ton tour maintenant, implacable railleur ;
Voyons, quel est ton Dieu ?
À la critique !
Il se lève la coupe à la main.
Qui m’élève au-dessus de la terreur publique,
Qui me fait vivre alors que vous mourez de faim,
Qui me rend votre égal et votre maître enfin ;
Grands hommes, créateurs inconnus !… le vulgaire
Vous juge d’après moi, car il ne vous lit guère ;
Et, je puis, me raillant de votre esprit si fier,
Vous accorder ta gloire ou vous terrifier.
Tu résumes pour nous la puissance infinie !
Oui, je suis un grand homme ! un homme sans génie,
D’accord ; mais, plus puissant, plus satisfait que toi.
Pauvre génie obscur, vassal qui te crois roi,
Moi, je vole à la gloire, heureux par l’analyse ;
Sans créer, sans souffrir, il suffit que je lise ;
Ce qui me manque en moi, je le prends dans autrui :
Mais toi, toi, pour créer un livre sans appui,
Tu tortures ton cœur, tu fouilles tes entrailles,
Et de ton crâne ouvert sort ton œuvre !
Mais on voit que tu sens malgré toi ton néant.
Qu’importe qu’on soit nain, si l’on paraît géant !
Géant sur une échasse, indigent parasite,
Qui s’assied au banquet des riches, qui s’invite.
Qui prend sans rien donner, l’esprit universel…
Oui, qui prend l’ambroisie et vous laisse le fiel.
Le critique est le ver du fruit et de la tombe !
Il attaque le fruit ; mais, lorsque le fruit tombe…
Le critique, vois-tu, c’est un être impuissant,
Qui ne sent pas au cœur le mouvement du sang !
Sous son scalpel glacé qui nous blesse et nous navre.
Il dissèque l’esprit, comme on fait d’un cadavre !
Du feu qui nous anime il n’a jamais brûlé ;
Au ciel où nous planons il n’a jamais volé.
En face de la gloire, ironique, insensible.
Il souille son foyer qu’il trouve inaccessible !
Au génie il en veut du talent qu’il n’a pas,
La vengeance est pour lui la justice, et d’en bas.
En nous voyant monter à nos sublimes voies,
Il ne peut deviner nos larmes et nos joies.
Son œil faible au soleil ne saurait regarder,
Son souffle aride éteint sans jamais féconder ;
Eunuque du génie et de l’intelligence,
Il voit avec l’envie et l’œil de l’impuissance
Ces célestes beautés triomphant de la mort
Qu’il ne peut posséder, et, dans sa rage, Il mord !