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GOËTHE.

Qui nous vint l’an passé…Qu’on nommait Marguerite ?

SCHLEGEL.

Oui, tu te souviens bien…

LAVATER, tristement.

Oui, tu te souviens bien…Quoi, cette enfant aussi ?

SCHLEGEL.

Comme de sa candeur Lavater prend souci !
Elle amène avec elle une jeune cousine,
Belle à mourir d’amour, qu’au théâtre on destine.

GOËTHE, avec curiosité.

L’as-tu vue ?

SCHLEGEL, riant.

L’as-tu vue ?Ah ! tu crains… non, je suis trop discret ;
Schiller court réunir nos amis.

LAVATER, froidement.

Schiller court réunir nos amis.Il paraît
Que nous serons nombreux ?

SCHLEGEL.

Que nous serons nombreux ?Mon grave moraliste,
Le plaisir nous fuira, si tu prends cet air triste.
Allons, tends-moi ta coupe, et buvons tour à tour !
Pour moi, voici mon toast : aux femmes ! à l’amour !
Vous ?

LAVATER.

Vous ?À la poésie !

SCHLEGEL, riant.

Vous ? À la poésie !Ah ! bien !

GOËTHE.

Vous ? À la poésie ! Ah ! bien !À la science !

SCHLEGEL.

Ah ! bravo ! toasts menteurs, portés sans conscience,
Nous avons bu chacun pour autrui, c’est poli.
Mais ce n’est pas sincère, et Goëthe en a pâli :
Je bois aux femmes, moi qui suis sans courtoisie,

Montrant Goëthe.

Pour toi qui vis d’amour.

Montrant Lavater.

Pour toi qui vis d’amour.Lui, c’est la poésie
Qu’il célèbre.

Montrant Goëthe.

Qu’il célèbre.Pour toi, toujours sans y penser.
Toi, pour lui, la science, il faut recommencer.

GOËTHE.

Qui réglera les toasts ?

SCHLEGEL.

Qui réglera les toasts ?Moi, pour tous je m’en charge ;

À Lavater, qui lui verse à boire.

Remplis donc jusqu’aux bords la coupe quoique large.
Goëthe, boit à l’amour en amant malheureux.
À l’amour de Werther, à l’amour songe-creux ;

GOËTHE.

Non, je ne souscris pas.

SCHLEGEL.

Non, je ne souscris pas.Trève de paraphrase.
Lavater boit, froid ! calme ! impassible ! à l’extase !

LAVATER.

À ton tour maintenant, implacable railleur ;

GOËTHE.

Voyons, quel est ton Dieu ?

SCHLEGEL, se levant la coupe à la main.

Voyons, quel est ton Dieu ?Moi, mon vin le meilleur,
À la critique !

Il se lève la coupe à la main.

À la critique !Moi, je bois à la critique,
Qui m’élève au-dessus de la terreur publique,
Qui me fait vivre alors que vous mourez de faim,
Qui me rend votre égal et votre maître enfin ;
Grands hommes, créateurs inconnus !… le vulgaire
Vous juge d’après moi, car il ne vous lit guère ;
Et, je puis, me raillant de votre esprit si fier,
Vous accorder ta gloire ou vous terrifier.

GOËTHE, d’un ton railleur.

Tu résumes pour nous la puissance infinie !

SCHLEGEL.

Oui, je suis un grand homme ! un homme sans génie,
D’accord ; mais, plus puissant, plus satisfait que toi.
Pauvre génie obscur, vassal qui te crois roi,
Moi, je vole à la gloire, heureux par l’analyse ;
Sans créer, sans souffrir, il suffit que je lise ;
Ce qui me manque en moi, je le prends dans autrui :
Mais toi, toi, pour créer un livre sans appui,
Tu tortures ton cœur, tu fouilles tes entrailles,
Et de ton crâne ouvert sort ton œuvre !

GOËTHE.

Et de ton crâne ouvert sort ton œuvre !Tu railles ;
Mais on voit que tu sens malgré toi ton néant.

SCHLEGEL.

Qu’importe qu’on soit nain, si l’on paraît géant !

LAVATER.

Géant sur une échasse, indigent parasite,
Qui s’assied au banquet des riches, qui s’invite.
Qui prend sans rien donner, l’esprit universel…

SCHLEGEL.

Oui, qui prend l’ambroisie et vous laisse le fiel.

GOËTHE.

Le critique est le ver du fruit et de la tombe !

SCHLEGEL.

Il attaque le fruit ; mais, lorsque le fruit tombe…

GOËTHE, à Schlegel.

Le critique, vois-tu, c’est un être impuissant,
Qui ne sent pas au cœur le mouvement du sang !
Sous son scalpel glacé qui nous blesse et nous navre.
Il dissèque l’esprit, comme on fait d’un cadavre !
Du feu qui nous anime il n’a jamais brûlé ;
Au ciel où nous planons il n’a jamais volé.
En face de la gloire, ironique, insensible.
Il souille son foyer qu’il trouve inaccessible !
Au génie il en veut du talent qu’il n’a pas,
La vengeance est pour lui la justice, et d’en bas.
En nous voyant monter à nos sublimes voies,
Il ne peut deviner nos larmes et nos joies.
Son œil faible au soleil ne saurait regarder,
Son souffle aride éteint sans jamais féconder ;
Eunuque du génie et de l’intelligence,
Il voit avec l’envie et l’œil de l’impuissance
Ces célestes beautés triomphant de la mort
Qu’il ne peut posséder, et, dans sa rage, Il mord !