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» Sans mon consentement, Charlotte, et sans le vôtre,
» On nous a désunis ; c’est la fatalité !
» La vie est un cachot, la mort la liberté ! »
Dans mon égarement, alors, je crus comprendre,
Que de mon propre amour je devais le défendre :
En délire, oubliant que je me tuais, moi,
Je m’écrie : « Oh ! vivez ! car j’ai trahi ma foi !
» À vous abandonner je ne suis pas forcée ;
» La fortune et l’orgueil ont séduit ma pensée.
» Je ne vous aime plus !… » Il me crut ; malheureux !
Oh ! nous étions alors insensés tous les deux !
Son regard me glaça, j’eus peur de son sourire !
Il partit… et jamais, dans six ans de martyre,
Je n’ai pu le revoir !

TRUMAN.

Je n’ai pu le revoir !Oh ! vous le reverrez !
Vous êtes libre enfin, il vous aime, espérez.

CHARLOTTE.

Oui, je le reverrai peut-être… mais son ame…
Son ame a bien changé !

TRUMAN.

Son ame a bien changé !Qui vous l’a dit, madame ?

CHARLOTTE.

Aigri par le malheur qui l’avait abattu,
Je sais qu’il a perdu sa foi dans la vertu ;
Qu’il ne croit plus à rien ; qu’égaré par le doute,
Il blasphème l’amour et suit la fausse route
Des plaisirs corrompus… pourtant, j’espère encor.

TRUMAN.

Mais qui vous a donné ces détails sur son sort ?

CHARLOTTE.

Ta fille Marguerite ; elle avait pour amie
Une élève de chant de cette académie,
Qui venait quelquefois se faire entendre ici.

TRUMAN, avec surprise.

Ici ! Mais Marguerite y venait-elle aussi ?

CHARLOTTE.

Non, non, je ne crois pas… Maintenant, tu devines :
Un habit villageois, et, comme deux cousines,
Ce soir, ta fille et moi, nous nous présenterons
À Goëthe, à ses amis, et nous demanderons
D’être admises par eux à ce Conservatoire
Comme élèves.

TRUMAN.

Comme élèves.J’entends ! Oh ! l’excellente histoire !

CHARLOTTE.

Sous ce déguisement lui plaire, puis le voir
Revenir, en m’aimant, à l’amour, au devoir ;
Aux rêves du passé le faire croire encore,
Lui rendre mon amour qu’il maudit, qu’il ignore ;
Voilà ce que j’espère… et j’ai compté sur toi !…

TRUMAN.

Je suis votre vassal, et vous êtes mon roi.

CHARLOTTE.

Mais ils vont arriver peut-être ; l’heure approche.
Tiens, reprends cette liste, et mets-la dans ta poche ;
Ceux qui ne sont pas là n’entreront pas ici.

TRUMAN.

Suffit, j’ai tout compris, oh ! n’ayez nul souci.

CHARLOTTE.

Bon Truman ! maintenant, fais venir Marguerite,
Afin qu’un autre habit me déguise au plus vite.
Hâtons-nous.

TRUMAN, sortant.

Hâtons-nous.Je suis leste ainsi qu’à mon printemps,
Et je crois faire encor la guerre de trente ans.





Scène II


CHARLOTTE, seule.

Comme il a bien compris mes sentimens de femme !
Le peuple a des instincts pour ce qui vient de l’ame.
Un serviteur fidèle, oh ! c’est presque un ami !
En lui parlant, mon cœur tremblant s’est affermi !
Par le bras d’un vieillard la route m’est frayée
En ce hardi projet dont j’étais effrayée
J’ai foi… mais cependant si j’allais échouer !
Si Goëthe et ses amis allaient me bafouer !
Mon Dieu ! si, lorsqu’à lui je me ferai connaître,
Il était sans pitié, sans croyance peut-être…
Ah ! c’est jouer la vie et l’honneur ! pour ce cœur
À lui, durant six ans, s’il était froid, moqueur !
Car l’homme est ainsi fait ; il se lasse, il oublie ;
Il n’aime pas toujours ; et c’est une folie,
Hélas ! que nous faisons, pauvres femmes, d’aller,
Le jugeant d’après nous, à lui nous rappeler !
Notre premier amour, le seul vrai dans la vie,
N’est qu’une erreur pour lui d’autres amours suivie !…
Mais Goëthe est-il ainsi ? son ame, ardent foyer,
Qui comprend l’infini, qui peut s’y déployer,
N’a-t-elle rien gardé du feu qui nous enivre ?
Lui, qui donne la vie, a-t-il cessé de vivre ?
Non, le soleil rayonne en répandant le jour.
Le génie, ô mon Dieu, doit comprendre l’amour !
Oui, Goëthe doit aimer, espérons… plus de crainte !
Dieu me protégera ; car ma tendresse est sainte.
Soyons forte, étouffons tout penser importun !
La gaîté me viendra sous ces habits d’emprunt,
Comme elle vient au cœur de la jeune grisette,
Je prendrai son esprit en prenant sa toilette.
Marguerite !…





Scène III.


CHARLOTTE et MARGUERITE.


MARGUERITE.

Marguerite !…Madame, on vient de me prêter
Un costume charmant ! comme il va vous flatter !
Que vous serez jolie avec cette parure !
Oh ! je vous vois déjà, vous si belle, et, je jure
Que le cœur qui tiendra contre vous sera fort !

CHARLOTTE.

C’est là l’habillement des filles de Francfort ?

MARGUERITE.

Oui, Marie a fourni la toilette complète.

CHARLOTTE.

Marie ? elle t’a fait connaître monsieur Goëthe ?

MARGUERITE.

Et puis monsieur Schlegel, qui la faisait chanter.

CHARLOTTE.

Sa voix est-elle belle ?

MARGUERITE.

Sa voix est-elle belle ?Elle peut s’en vanter.