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(crainte si vive que la vue de cet animal me fait toujours frissonner), est fondée sur le sixième événement de ma première enfance. Je jouais devant notre grange avec un mâtin appelé Jupiter (chien dont mes sœurs du premier lit associent toujours le nom à celui du garçon de charrue Germain, pour ne les prononcer tous deux qu’avec attendrissement), et sans doute je le pinçais, en me roulant avec lui sur la paille ; il me mordit serré au gras de la jambe, que mon bas ne recouvrait pas. À l’instant même un chien enragé, poursuivi par les habitants, entra dans notre cour, et vint se cacher derrière une grande mue à poussins. Mon père, averti par les clameurs, sortit avec son fusil, ajusta l’animal malade, et le tua. Effrayé, je fis un cri ! On accourt : on me trouve ensanglanté !… Mon père pâlit !… Il me visita lui-même. La blessure à la jambe n’était pas propre à le rassurer. Le chirurgien arrive : qu’on juge de l’effroi ! il annonce que je suis mordu par un chien !… On me regarda comme perdu. Cependant on me questionna. — « C’est lui qui m’a mordu, en traître ! » dis-je, montrant Jupiter, que j’avais coutume de traiter d’égal à égal ; et j’expliquai comment. Mon père et ma mère furent un peu rassurés. On fit manger le chien, on le fit boire, on l’enferma, pour voir ce qu’il deviendrait. Il engraissa. Je sentais le trouble où l’on était : je voyais l’emprisonnement de Jupiter, et l’on répétait que c’était pour voir s’il ne deviendrait pas enragé ; j’avais vu le gros chien noir se rouler sanglant, et