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1746 — MONSIEUR NICOLAS

le lait de chèvre, qu’il se jeta dessus, et il en but, avant qu’on pût l’en empêcher. Il changea aussitôt, et parut un beau jeune homme. Raimonde, qui tenait la main de Raimond, la quitta, et alla se jeter dans les bras d’Ebrard, en lui disant : — « Mon unique amour ! ha ! je ne saurais te trahir ! — Il y a de l’enchantement dans ce breuvage, » dit Raimond ; « mais je brave le Diable ! » Et il but lui-même tout le reste du lait de chèvre, où était la poudre. Mais il ne changea pas : il se trouva seulement plus fort. Il prit Ebrard par un bras, et il l’enleva comme une mouche, en disant à Raimonde : — « Comment pouvez-vous, ma Damoiselle, aimer un homme incapable de se défendre ? » Raimonde pâlit ; car pendant qu’il parlait, Ebrard changeait, et redevenait laid et haï de Raimonde, parce qu’il ne touchait plus la terre. Mais dès que Raimond l’y posait, il rembellissait, et était re-aimê. De quoi s’étant aperçu Raimond, il le fit suspendre, lié sous les bras et les cuisses ; et il demeura laid et haï, tel qu’il était et devait être naturellement.

Le Comte Alain, voyant sa Fille doublement guérie, la donna en mariage à son Neveu, qui ne trouva pas qu’elle eût perdu l’honneur par un enchantement. Et tous les jours, après le dîner, il l’amenait voir Ebrard suspendu en l’air, à ce moment seulement ; car Raimond avait la bonté de le laisser descendre, quand il était enfermé seul.

Mais voilà qu’un jour Raimond fut obligé d’aller en campagne. Il était marié depuis trois ans, il avait trois enfants, et sa femme l’aimait avec tendresse. Le troisième jour, il revint plutôt qu’on ne l’attendait ; car il avait fait diligence. Il entra chez lui par la porte de son verger, si bien que personne ne l’entendit. Il monta doucement par