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leur maturité, que les guêpes et les abeilles les dévorent. Je connaissais déjà ce fruit ; les parents de mon ami Étienne Dumont avaient un poirier de miel au bas d’un champ très voisin de la maison paternelle, et il m’avait quelquefois mené en manger les poirettes tombées. Mais que je trouvais celles-ci délicieuses, à moi, et dans une terre de liberté ! Ajoutez qu’elles étaient plus mûres, mieux nourries, et que je n’en avais obligation à personne : car les poiriers étaient dans la pelouse inculte qui bordait la ravine… J’admirai la huppe, oiseau que je voyais pour la première fois ; je mangeai des poires et j’en remplis mes poches, afin de régaler mes jeunes frères et sœurs.

Il me vint alors une idée : « Ce vallon n’est à personne : je le prends ; je m’en empare ; c’est mon petit royaume. Il faut que j’y élève un monument, comme mon père lit dans la Bible, pour qu’il me serve de titre. » Je mis aussitôt la main à l’ouvrage. Lorsqu’il fut achevé, je montai dessus pour contempler mon empire, car ne voyant personne, je me trouvais maitre ; je sentais, avec mon imagination vive et réalisante, ce que l’on n’a peut-être jamais senti en Europe, la situation de l’homme avant les rois, avant toutes les entraves et toutes les lois… Cette heureuse journée finit trop tôt…

De retour à la maison paternelle, j’étais triste et taciturne : le tracas, le tumulte, la subordination m’impatientaient. Ma bonne mère me crut malade :