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çais sans cesse. Que mes larmes étaient douces ! Le plaisir qu’elles me donnaient me les rendait précieuses, et Jacquot m’en devint plus cher. Mon cœur était fait pour aimer.

Le jour suivant, je retournai dans les Prés-des-Rôs ; j’y parcourus les mêmes endroits que la veille, avide des mêmes sensations, qui s’y renouvelèrent. Je montai ensuite jusqu’à la Chapelle, d’où je passai au Grandpré, vis-à-vis le Bout-parc, du finage du Vaux-du-puits, d’un côté, et les vignes de Montgré, appartenantes à Nitry, de l’autre. Ce fut là que, dans une solitude absolue, je pris si parfaitement le goût de la vie sauvage, que mon sort était décidé, et mon bonheur complet, si j’eusse été transporté par les cheveux, comme Habacuc le fut de Judée en Babylone, et colloqué soit en Amérique, soit dans les Alpes, soit dans les Pyrénées, ou seulement dans les montagnes désertes du Dauphiné… Je me trouvai seul, libre, maître absolu de faire ce que je voulais, loin de tous les yeux. Il faut avoir une âme capable de sentir cette jouissance, pour m’entendre. Le sentiment de ma vie se doubla ; mon existence s’agrandit ; je m’enivrai de liberté ; je la chéris ; je l’adorai ; je sentis que je la préférais à tout… Infortuné ! je ne l’ai connue que pour venir à la ville, ramper esclave des vils Suppôts du Despotisme, le reste de mes jours !… Que dis-je ? Non, je ne suis pas esclave ! J’ai vécu pauvre et libre… Où est mon maître ? De qui tiens-je quelque chose, aujourd’hui, à cinquante ans ? (1784)… Ah ! j’éprouve pourtant