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HISTOIRE DE SARA

revenu durant cet intervalle, il lui proposa d’occuper un appartement dans la même maison. Vous le connaissez ; il y est encore.

« Vous serez sans doute étonné de la conduite de cet homme, qui, étant jeune, s’attachait, sans aucune vue que celle d’obliger, à une femme mariée et malheureuse qui ne pouvait que lui être à charge. Il est vrai qu’il l’aimait ; sans cela, quels motifs aurait eus ce qu’il faisait pour nous ?… Je m’arrête là-dessus, pour revenir à ce qui me regarde personnellement.

« A treize ans, on me mit au couvent ; j’en sortis à quinze. On commença pour lors à me faire entendre que je n’avais pas de bien à espérer (je le savais déjà) ; qu’on avait eu beaucoup de peine à me donner une certaine éducation par son économie ; qu’on n’était plus en état de rien faire, et qu’il fallait songer à moi sérieusement. Ceci n’était pas absolument clair ; on y ajouta quelque chose qui le fut un peu davantage : « Vous êtes délicate ; le travail ne vous avancera pas beaucoup. Cependant il faut savoir faire les ouvrages de femmes, et je vous mettrai en apprentissage, tant pour les modes que pour la dentelle, mais seulement pour que vous sachiez faire ce qui vous regardera personnellement. » Ce langage me parut singulier dans la bouche de ma mère : je le lui témoignai « Ma fille, me dit-elle, je me suis mise au-dessus de certains préjugés ; la misère forme l’esprit, elle endurcit le cœur, en même temps qu’elle épouvante pour l’avenir. Un homme peut vous faire un sort sans vous déshonorer ; que serais-je devenue si un peu de jeunesse et de figure ne m’avait pas procuré des amis, qui m’ont soutenue et qui m’ont donné les moyens de vous élever ? Celui qui est ici est votre véritable père, puisque vous lui devez la conservation de vos jours et l’éducation. Il faut faire un ami pareil, qui vous soutienne personnellement, et vous préserve des malheurs auxquels j’ai été exposée par le mariage… » Je refusai net de me prêter à cet arrangement. On ne m’en parla plus, et je fus mise en apprentissage pour la dentelle chez Mme Amey[1]. Je pris du goût au travail, et je restai tranquille environ six mois. Ce fut à ce terme que les propositions recommencèrent ; on m’assurait qu’il y avait une personne qui désirait ardemment de me connaître et de se lier avec moi. Je refusai de la voir. On me traita mal, on me défendit de venir à la maison, et je restai deux mois entiers sans sortir de la chambre de ma maîtresse. Je ne souffris pas beaucoup de cette retraite forcée, que mes dispositions naturelles pour la tranquillité rendirent d’autant plus volontaire, que je me plaisais dans cette maison ; d’ailleurs mon caractère

  1. « Une vieille femme noble, ruinée qui, ainsi que ses deux filles, raccommodait les dentelles. » Monsieur Nicolas, t. III, p. 203.