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LA DERNIÈRE AVENTURE

Cette soirée fut celle des confidences. Sara était entrée fort gaie. Je la reçus comme une divinité. Elle était pour moi celle du bonheur. Tout à coup, et sans que nous eussions encore rien dit qui la pût affliger, un nuage de tristesse se répandit sur son aimable physionomie ; ses yeux devinrent humides, et les larmes coulèrent. Je fus surpris, effrayé. « Qu’a donc ma chère fille ? lui dis-je vivement, qu’a-t-elle ?… Confie tes peines à ton père, ma charmante amie ! — Ah ! s’il savait combien je suis malheureuse ? — Malheureuse ! comment, par qui, depuis quand, ma chère enfant ? — Je l’ai toujours été ! — Toujours été ?… — Ah ! puissé-je diminuer ce cruel malheur ? — Oui, vous le pouvez, croyez-moi ! car vous l’avez déjà diminué : votre connaissance est le plus grand bonheur qui me pût arriver. Vous serez mon soutien, mon appui… J’ai une mère… (des larmes.) Elle me tourmente… pour accepter un homme que je déteste… qu’il garde ses vingt mille francs. — S’il a des vues malhonnêtes, je vous approuve, ma fille… Ma chère Sara (Elle mit son visage dans mon sein.) — Ah ! si je vous disais tout ! — Eh bien, dis-le-moi, ma chère fille ; dis-moi tout ? — Je n’ose. — Et pourquoi n’oses-tu te confier à ton père ? Je le suis par mon choix ; c’est la meilleure manière, et tu es plus ma fille que si le hasard et la nature t’avaient donnée à l’homme qui te presse dans ses bras… Parle, ma fille ? — J’ai toujours été malheureuse… Dès l’enfance… ma mère… a fait mourir ma sœur de chagrin… Moi, plus insensible alors, j’étais étourdie, folle, riant toujours… J’ai bien changé depuis quelques années et je suis devenue sérieuse, comme vous me voyez… Combien j’ai souffert !… Aujourd’hui même, je ne saurais la voir, toute ma mère qu’elle est, sans trembler… Elle me fait horreur ! sa marche, quand elle arrive où je suis, glace encore mon sang, et me cause une révolution ; vous avez dû vous en apercevoir deux fois. (En effet, elle avait frissonné aux deux fois que la mère était entrée chez moi.) Dans mon enfance, j’ai souvent manqué de me tuer, par la crainte que j’avais d’elle… Un jour, quand nous demeurions dans une petite rue du Marais, chez un menuisier, elle m’avait