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LA DERNIÈRE AVENTURE

que je promis. Je me retirai à cinq heures, suivant mon usage, pour aller travailler.

À sept, Sara se fit entendre à ma porte. Je la revoyais toujours avec un nouveau plaisir. Je la portai jusque sur sa chaise, je lui pris mille baisers et je la remerciai de sa visite. Elle paraissait ravie de la tendresse que je lui montrais, elle me dit les choses les plus agréables et reprit la conversation du matin en me tutoyant.

« J’ai répondu à ma mère, comme je te le disais, que tu étais l’homme qu’il me fallait. Et c’est l’exacte vérité. Quel bonheur, pour une personne de mon âge et dans ma position, de trouver dans notre maison même un homme d’esprit, de bonnes mœurs, de bon conseil, qui veut bien me tenir lieu du père qui m’a abandonnée ! » (Un baiser voluptueux qu’elle me donna fut l’assaisonnement de ce ravissant discours ; que je fus ému ! ô Dieu ! de quelles délices l’existence de l’homme peut être abreuvée !…) « Que ton caractère me charme, ajouta-t-elle ; c’est une douce mélancolie, qui n’a rien de triste, même quand tu l’es, papa, tu ne parais qu’intéressant. — Ce compliment me flatte d’autant plus, fille charmante, que je le crois vrai ; lorsque je suis douloureusement affecté, au lieu d’être concentré comme les autres hommes, j’aime à chanter des airs touchants, ils adoucissent et les larmes qu’ils font couler et ma douleur avec elles. — Quoi ! l’ami papa, tu chantes dans la tristesse ! — Je chante et je pleure. Il y a longtemps que je ne chante plus que dans la douleur ; c’est depuis l’âge de seize ans où j’ai commencé d’être malheureux ; auparavant, je chantais de joie comme tout le monde. Aussi, ma fille, ajoutai-je en riant, j’ai plus de plaisir qu’un autre à l’Opéra ; j’y retrouve la nature que nos graves auteurs disent en être absolument bannie. — J’aime à vous entendre, continuez, me dit Sara. — Tu ne veux donc plus que je te dise toi ? — Si, si, cher ami papa, continue. — Ainsi, ma Sara, si jamais j’avais des chagrins violents que je ne voudrais pas te confier, de peur que tu n’y fusses trop sensible, tu m’entendrais chanter. Si… mais non, jamais… — Quoi ? quoi ?