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LES TROIS BELLES CHARCUTIÈRES

je n’aurais jamais mademoiselle Adélaide, et je ne saurais m’en consoler qu’en vous ayant à sa place. — Je me mis à rire. Mais, comme je le trouvais aimable, je consentis à devenir son pis aller. Nous devinmes bons amis : à la fin, il m’aima de bonne foi, et m’ayant témoigné qu’il goutait beaucoup une mise de petite maîtresse, je devins soigneuse de me parer, et surtout j’imitai ma sœur : ce qui fit un si grand plaisir à mon amoureux, qu’un vendredi, que nous étions seuls dans la boutique, lui et moi, il m’emmena dans la salle du fond, et après mille promesses, une sorte de violence, il… cueillit… ma rose. — Votre rose (s’écria le charcutier) ! — Hélas ! oui. J’en fus bien fâchée, craignant qu’il ne m’aimât plus. Voici, en effet, ce qu’il me dit : J’ai voulu éprouver votre sagesse ; vous avez succombé ; à présent je veux une autre épreuve, savoir que vous ne serez facile avec personne qu’avec moi. Il a fallu en passer par là, et j’aimerais mieux mourir que de faire la moindre faute ; car je serais perdue ; surtout après ce qui m’est arrivé.

» Il continua de mettre à l’épreuve ma complaisance pour lui, tandis que je le rendais témoin, soit de mes rigueurs pour les autres garçons, à qui je parle toujours de mauvaise humeur, soit de ma fierté envers tous nos voisins et toutes nos connaissances. Je devins grosse enfin ; j’en avertis mon amoureux, qui me dit qu’il fallait le cacher. Je fis ce qu’il souhaitait, et vers le sixième mois, il obtint de ma mère qu’elle me laissât aller chez la sienne, qui demeure à six lieues d’ici. J’y allai donc. Cette bonne femme, qui est fort à son aise dans son village, savait mon secret ; elle me soigna de son mieux, me fit prétexter différentes maladies, et me garda jusqu’à mes couches, sous le nom d’une jeune dame de Paris, que sa mauvaise santé pendant sa grossesse obligeait de rester à la campagne. Je mis au monde une fille fort heureusement, et la mère de mon amoureux la fait élever, ainsi qu’un petit garçon que j’ai encore eu, il y a environ six mois, à l’insu de ma mère et de ma sœur.