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LA FILLE DU SAVETIER DU COIN

les ustensiles de sa profession, et s’étant tourné du côté du feu, il les y jeta l’un après l’autre, en cérémonie. — Me voilà purifié par le feu ( dit-il en riant à son gendre futur), et digne d’être votre beau-père. — Vous l’étiez auparavant, par vous-même, et par votre chère fille ( répondit le jeune avocat). — Oui, s’il suffit d’avoir bien acquis ce que je possède : le fondement de ma fortune est un service rendu. Un grand seigneur avait un domestique qu’il aimait beaucoup, lequel fut accusé par des jaloux de l’avoir volé : on avait trouvé les effets sur lui, et son maître ne pouvait s’empêcher de le croire coupable. C’est pourquoi considérant son ingratitude, et qu’il avait abusé de sa confiance et de son amitié, il fut aussi en colère contre lui qu’il l’avait aimé auparavant. Il le fit enfermer, et déclara que ne voulant pas le livrer à la justice, il le tiendrait entre quatre murailles pour le reste de ses jours, qui ne seraient pas longs. Ce qui fut exécuté. Je travaillais à côté de l’hôtel ; si bien que ne voyant plus le domestique, je m’en informai. J’appris son malheur par une pauvre fille qui servait dans les cuisines, laquelle me dit qu’elle soupçonnait le premier laquais et le cocher d’avoir tramé la perte du domestique bien-aimé, car elle les avait vus rire de son malheur. Je fus frappé de ce que me disait cette bonne fille, et j’entrepris de découvrir la vérité. Je me liai avec les accusateurs, je bus avec eux, et, feignant d’être pris de vin, je déraisonnai, puis je jetai comme au hasard le nom du domestique accusé dans la conversation, disant : on ne sait pas tout ; si l’on savait ce queje sais, il y a long temps que ce qui n’est pas serait, et que ce qui est ne serait pas : car… je m’entends ; et M. Grandchamp était… suffit… Tôt ou tard on n’a que ce qu’on mérite… mon père me l’a dit, ma mère me l’a dit, mon grand-père leur avait dit, ma grandmère le disait… ainsi c’est la vérité… Ces discours, et beaucoup d’autres, réjouissaient les deux méchants, et moi je les observais. Ils se regardèrent, sourirent, se parlèrent bas ; mais je les entendis. Dès que je les eus quittés, je