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LA JOLIE VIELLEUSE

là, dans cette pièce, à côté de la mienne ; elle occupera la chambre de ma sœur ; je la verrai en elle. Il m’y conduisit lui-même, ou plutôt il m’y porta.

» Cette maison appartenait à sa sœur : elle lui revenait par sa mort. Il a voulu l’occuper. On a caché au public la cause de cette mort cruelle. Le médecin de la maison donna des ordonnances, suivit la maladie, que la dépouille de ma chère bien-aimée était déjà sous le voile de la mort : j’appris le même jour, de la bouche du comte, que ma sœur n’existait plus. Je prends cet instant, me dit-il, parce que la pitié que tu as pour moi doit t’engager à modérer ta propre douleur.

» Qu’ajouterai-je à ce récit ? Le comte fit tendre en noir la pièce où sa sæur avait été tuée : il y fit déposer son corps embaumé sous une espèce de dais, et il passe là ses jours, sans voir personne au monde que moi : moi seule, je lui porte à manger, et je mange avec lui ; je partage ses larmes, et je le détermine à vivre. Il exige que je sorte, que je prenne l’air, toujours sous ce costume, qui lui plaît. Quelquefois cependant, on me pare des habits de sa sœur chérie. Il me dit alors les choses les plus tendres. Il m’assure tous les jours, que l’instant où je perdrais la vie serait le dernier de la sienne.

» Nous vivons ainsi depuis six ans. Il y en a deux, que le comte me dit : Ma fille, tu as vingt ans bientôt ; ta jeunesse s’écoule avec moi, et tu passes le temps propre à trouver un mari. Tous les instants que tu m’as donnés ont augmenté ton mérite et mes obligations : il faut que tu reçoives de moi-même ce que je t’empêche de trouver, un mari. — Je n’en veux pas ! lui dis-je, la larme à l’œil. — Tu me refuses ! — Ah ! je ne l’accepterais pas non plus… Mais votre tendre et chère sæur… Elle m’avait dit… — Je le sais ; mais elle m’avait promis le secours de son amitié ; je n’ai plus que toi au monde, ma Perle. — Eh bien ! (m’écriai-je, en me jetant dans ses bras), soyez donc le maître : aussi bien, je souffrirais trop à vous refu-