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LA JOLIE FILLE DE BOUTIQUE

Félicité, qui s’y glissa, mise de façon à tout enchanter ; son maître l’y suivit, et, les deux portières levées, on partit : mais on les baissa lorsqu’on fut hors du quartier : il faut bien jouir de sa gloire. Or celle de Mignonquinlote était toute mondaine ; son cœur se gonfla d’orgueil, et il en sera puni. Quelqu’un, après avoir lu cette histoire, dira peut-être : Uue singulière puni tion ! en bonne raison, elle pourrait passer pour une récompense ! Mais ces gens-là ne songent pas qu’il faut apprécier les peines et les plaisirs des hommes d’après la façon de voir et de sentir de ceux qui les jugent.

Mignonquinlote fit descendre sa fille de boutique à la porte du Palais-Royal. Il lui donna la main, et ils entrèrent dans la promenade par l’allée du bassin. Le libraire avait des gants blancs, et paraissait conduire une mariée : sa figure bourgeonnée, comme celle de tous les dévots qui prennent le café avec beaucoup de sucre, ne l’embellissait pas ; il était aussi laid que Félicité Règneauciel était charmante. Elle l’était au point qu’elle fit sensation dans le jardin : tout le monde l’admira, et Mignonquiolote entendit de toutes parts : « Voilà une jolie personne ! décente, modeste, elle a tout pour elle ! » Ce fut alors qu’il éprouva un mouvement d’orgueil vraiment coupable, puisqu’il le ressentit d’après des louanges qui ne le regardaient pas du tout. Car, s’il avait eu l’ouïe assez bonne, il aurait entendu plusieurs jeunes gens se demander : Sait-on quel est ce paltoquet ? D’autres : — Ce magot est-il le père ou le mari de cette jolie personne ? Mais heureusement pour son amour-propre, Mignonquinlote n’entendit rien de tous ces insignifiants propos. Il nagea dans la joie et dans la gloire tant que dura la promenade ; mille fois il s’applaudit de mêler les consolations mondaines avec celles des dévots, et surtout il sentit que le plaisir et la gloire d’être, ou de passer pour le propriétaire d’une jolie femme, avait quelque chose de plus réel que toutes les chimères de la mysticité. La nature, en dépit des béats, ne perd jamais ses droits.