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JULES RENARD


fermait les yeux et, affaissée, entrouvrait les lèvres. Des choses blanches, des mixtures de salive et de pommes de terre pendaient aux coins. La respiration gênée par le trop plein de l’estomac, elle étouffait.

— Elle va pourtant se faire péter ! disait le vieux qui ne se dérangeait pas.

— Ça ne peut point tarder, disait la vieille comme en sortant d’un rêve ; mais, mon pauvre vieux, ce n’est pas encore pour cette fois. Et, soulagée de son oppression, elle buvait un grand coup d’air et replongeait sa main dans la marmite.

" Je me suis peut-être volé " , pensait le vieux. Tandis que sa femme n’avait guère qu’à regarder pousser ses pommes de terre, les mains jointes sur sa graisse, il devait peiner dans sa vigne, la piocher en forçat, craindre pour elle les gelées et les grêles, être agité d’angoisses quand le soleil se couchait " avec son chapeau ", ce qui est un signe de mauvaise récolte. Dès le matin, et jusqu’à la nuit, il se traînait entre les ceps, le dos voûté sous sa peau de chèvre rousse, épouvantement des merles.

Il vendangeait seul et bousculait la vieille en trépignant de fureur si, dans l’espoir de goûter au vin doux, elle lui faisait hypocritement ses offres de service. Il foulait son vin lui-même, avec ses pieds, ses pieds à lui, poudreux, crottés même si c’était son idée, et, les poings fermes au bord du tonneau, il faisait travailler activement ses vieilles jambes ligneuses, passionné, ardent comme à une tuerie, éclaboussé de taches sanglantes. La vieille rôdait autour de lui, essayait ses flatteries.