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SOURIRES PINCEÉS


faisait un violent bruit de mâchoires. Mais on ne pouvait savoir si elle maugréait à la sourdine, ou si elle mangeait simplement ses pommes de terre trop chaudes.


III


Ils vécurent comme le vieux l’avait ordonné. Ils se partageaient la soupe également, de bonne foi, sans chicane. Les cuillers allaient, lentes, du bord au milieu de l’écuelle, et là s’arrêtaient, sans se toucher, de sorte qu’il restait toujours entre elles un petit mur de pain trempé pour le chat. Puis, l’homme buvait son vin et sa face s’empourprait sous ses poils blancs, semblable à un soleil rayonnant sous un horizon de neige, La femme épluchait ses pommes de terre, accroupie dans la cheminée, près de la marmite fumante. Volontiers elle eût pris un bol de vin. Elle se risquait :

— Ne veux-tu point m’en donner une goutte, mon vieux ?

— Est-ce que je te demande des pommes de terre, bourrique ? répondait le vieux, cramoisi comme l’envers d’une douve ancienne. Chacun son lot ; garde le tien, je garde le mien.

Cependant, il restait souvent sur sa faim, opiniâtré même contre son ventre. Dépitée, la vieille, par vengeance, mangeait au-delà de sa capacité. Elle faisait sauter la pomme de terre d’une main dans l’autre, en soufflant dessus, pour qu’elle se refroidît, y donnait un coup de dent avec trop de hâte, et le morceau roulait encore dans sa bouche, lui brûlait la langue et la gorge. Elle croyait manger de la flamme. Soudain, ses bras tombaient. Elle