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SOURIRES PINCÉS


de cette mèche de cheveux ? Elle est là, devant moi. Je n’ose pas y toucher. Enfin, je vide l’enveloppe sur la table. La mèche est fraîchement coupée, toute neuve, encore végétante, et, comme ma bonne amie n’a pas cru devoir la nouer dans une faveur, les cheveux s’éparpillent sur mon Baudelaire ouvert. Je me rappelle les livres loués aux cabinets de lecture et au-dessus desquels une centaine de lecteurs se sont gratté la tête et cure le nez. Je passe un vilain quart d’heure d’insensibilité. Il est possible que mon éducation sentimentale n’ait pas été assez soignée. Le sens de certains raffinements m’échappe. Je volerais la bourse d’une femme plutôt qu’un de ses vieux gants ou son mouchoir sale, et, si je me jetais à ses pieds pour les lui baiser, j’embrasserais, en cachette, mon poing.

Cependant je n’oublie pas de me dire que ma bonne amie est gentille, adorée. Elle s’est coupé cette mèche dans une excellente intention. C'est presque un sacrifice de sa part, et, si j’y prenais goût, si j’en redemandais, elle en ferait vite une calvitie. Soit encore ! mais il me faut noter simplement mon impression dans toute sa grossièreté : ces cheveux-là me dégoûtent ! Tout à l’heure, je les portais, en les tenant à distance, comme une ordure dans du papier. Les voilà qui gisent au creux des Fleurs du mal ! Je ne les ra-mas-se-rai pas !

Au lieu de m’imaginer le mouvement gracieux de ma bonne amie qui les coupe, le bon sourire de ses lèvres, le brillant de ses yeux, et le tendre baiser qu’elle ajoute à cet amical souvenir pour lui porter bonheur, je ne vois qu’un peignoir de coiffeur malpropre où des cheveux dégringolent en légères avalanches, à chaque cricri du ciseau ; des cheveux